Ce n'est pas un pavé dans la mare mais un grigri que lance Nicolas Tremblay dans les eaux tranquilles de cette rentrée hivernale, avec cet ambitieux premier roman, Une estafette chez Artaud, mélange d'essai et de fiction sur l'une des figures majeures de la littérature française, vampirisée par un certain Nicolas Tremblay...

«Si vous êtes de cette engeance qui croit, comme les médecins qui ont traité le poète en malade, aux vertus thérapeutiques de la camisole de force, fermez ce livre sur-le-champ. Il n'est résolument pas pour vous.» C'est ce qu'on peut lire à la page 45 du roman Une estafette chez Artaud, une mise en garde pas mal tardive, puisque rendu là, le lecteur aura déjà compris qu'il est entré dans un projet littéraire délirant. Nicolas Tremblay, directeur de la revue XYZ et professeur de littérature au collège Lionel-Groulx, rigole. «C'est un livre fou, inclassable, mais accessible -j'y tiens!».

L'écrivain, qui n'avait publié jusqu'à présent comme fiction que le recueil de nouvelles L'esprit en boîte, soutient qu'il s'est inspiré des grands romans biographiques et autobiographiques de VLB pour écrire Une estafette chez Artaud. Roman qui s'avère en plus être un roman d'anticipation, puisqu'il s'agit en quelque sorte d'une biographie de Nicolas Tremblay, écrite par on ne sait qui dans le futur, dans laquelle il est présenté pratiquement comme la réincarnation d'Antonin Artaud.

«Je n'aime pas du tout l'autofiction, je trouve que c'est narcissique à l'extrême, explique l'écrivain. Alors je me suis dit que j'allais en faire une posthume! J'aime beaucoup les ouvrages de VLB, et je trouve que ses plus grands textes sont ceux qu'il a écrits sur les autres, comme Melville et Joyce. J'avais cette idée aussi que l'écriture, ça ne vient pas de nulle part, l'envie de l'émulation, grandir à travers les autres, dans les paroles qui nous précèdent.»

Connaissant la grande productivité de VLB, Nicolas Tremblay a eu peur que l'ogre de Trois-Pistoles ne publie un livre sur Artaud avant lui, ce qui est typique de la paranoïa des écrivains. Mais le projet de Nicolas Tremblay est plus vicieux encore: «Ce qui m'intéressait aussi, c'était cette idée de voler la littérature de quelqu'un d'autre. Dans ses délires, Artaud craignait qu'une fois ses textes couchés sur papier, on ne lui vole son essence. Volontairement, je lui fais le coup qu'il craignait le plus, soit quelqu'un qui se réapproprie son oeuvre pour lui voler son âme et trahir sa pensée. Mais c'est à mon propre péril, je n'en sors pas indemne: c'est plus Artaud qui «m'a» que moi qui l'ai!»

Bref, il en a fait son double, et tout le roman est construit sur la dualité, en plus de représenter toutes les dimensions littéraires d'Artaud -poèmes, correspondance, biographie, théâtre, même des dessins, faits par Sergio Kokis, inspirés des grigris d'Artaud. On ne s'étonne pas lorsqu'il nous apprend qu'il a un jumeau dans la vraie vie...

L'autogenèse

Mais pourquoi Artaud? Ce n'est pas le monument le plus facile à aborder pour un premier roman, disons. Révolutionnaire dans son approche de la littérature et du théâtre, plusieurs fois interné, Artaud ne se laisse pas aisément saisir, et la plupart du temps, on préfère le résumer à sa folie. «Quand quelqu'un dit que c'est fou, il ferme le livre, note Nicolas Tremblay. Comme si la folie n'avait pas de sens, alors qu'elle en a peut-être plus que les discours rationnels. Artaud n'est pas farfelu, il y a des leçons à aller chercher dans sa folie.» Au fond, ce que Nicolas Tremblay nous dit, c'est qu'il ne faut pas tirer sur le messager (et sachez que le mot «estafette» désigne justement un messager...).

Lui-même ne savait pas s'il allait y arriver avant de s'attaquer au concepteur du «Théâtre de la cruauté». Mais après la remise de sa thèse de doctorat sur l'écrivain et dramaturge Valère Novarina, Nicolas Tremblay était en manque d'un auteur qu'il pouvait explorer à fond. L'étudiant s'est souvenu que Novarina considérait Artaud comme un incontournable du théâtre. Il a lu toute son oeuvre dans l'édition Quarto. «C'est extrême et c'est troublant, admet-il. Mais c'est une vraie parole littéraire. Artaud me fait du bien, j'y retourne pour me recentrer.»

Une estafette chez Artaud est présenté comme une «autogenèse littéraire». Cela fait autant référence à l'obsession de l'auto-engendrement chez Artaud qu'à ce fantasme de se créer soi-même chez Nicolas Tremblay. «Chez Artaud, il y a une haine absolue du sexe. Comme s'il ne voulait pas admettre qu'il est le fruit d'une copulation. Dans son délire, il s'est auto-enfanté. Je trouvais l'idée géniale. À partir du moment où on renie père et mère, qui nous a créé? Nous-même, et c'est une renaissance. Je voulais m'inventer une naissance, entrer en rupture avec ma famille. J'ai écrit ce livre pour me sortir de moi-même, pour m'enfanter, mais aussi sortir de l'individualité. La personne qui doit se faire le plus violence dans un livre, c'est l'auteur.»

Une estafette chez Artaud

Nicolas Tremblay

Lévesque Éditeur, 218 pages