En 1854, le philosophe américain Henry David Thoreau a constaté que la vaste majorité de ses concitoyens menaient des vies de désespoir silencieux. Dans la Californie des années 80, mise en scène par Eric Puchner dans son roman Famille modèle, le désespoir américain est toujours au rendez-vous, mais il est beaucoup plus bruyant.

Très tôt le matin, Warren Ziller, patriarche échoué de la tribu Ziller, passe par les rues tranquilles de son quartier avec Mister Leonard, son chien mourant. Ziller est à la recherche de sa voiture disparue. On l'a volée, dit-il à sa famille, mais la vérité est autre. Ziller glisse vers la faillite, et on a repris le véhicule pour non-paiement des mensualités du prêt.

Le roman est lancé: nous sommes dans la Californie des rêves et des cauchemars. Ziller a déraciné sa famille du Wisconsin, où ils vivaient une vie paisible à la campagne, pour faire fortune dans l'immobilier. En Floride, on vend des marécages aux naïfs; en Californie, c'est du désert. Le hic, c'est que le projet résidentiel de Ziller se trouve à côté d'un dépotoir où sont stockées des matières toxiques. Donc, très peu de preneurs.

Les enfants Ziller sont les vedettes de cette histoire. Il y a Jonas, 11 ans, qui s'habille tout en orange. Lyle, de son vrai nom Delilah, qui a hâte de «perdre sa virginité» aux mains d'Hector, jeune Mexicain qui travaille comme gardien de sécurité dans leur quartier. Et Dustin, qui a une blonde tout à fait convenable, mais qui préfère sa petite soeur Taz qui, elle, aime nager dans des mares remplies de produits chimiques.

Les trois enfants forment un choeur dévastateur qui commente l'étrange comportement de leurs parents. Puisque le père doit manoeuvrer pour entretenir le mensonge sur sa faillite, sa femme Camille y voit le signe de l'infidélité maritale, et elle prépare sa vengeance pour un crime non commis. Les enfants Ziller se font concurrence pour le titre du plus grand dysfonctionnel. Une certaine comédie en résulte: on rit même si ce n'est pas drôle. L'humour est grinçant, Puchner ne manque jamais sa cible, mais l'amour qu'il porte à ces trois enfants empêche toute cruauté inutile. J'ai toujours pensé qu'un des devoirs du romancier est d'aimer d'amour ses personnages, et Puchner le démontre encore une fois.

Mais le château de cartes finit par s'effondrer de spectaculaire façon. Forcée de quitter le beau quartier à cause de la faillite, la famille Ziller se retrouve dans une des maisons du projet immobilier, près du dépotoir. Une explosion détruit la nouvelle demeure (est-ce vraiment un accident?) et Dustin est gravement brûlé. C'est le coup de grâce: Jonas fait une fugue, et le père est réduit à vendre des couteaux porte-à-porte pour subvenir aux besoins de la famille. Les époux Ziller vont retrouver leur liberté, mais en Californie, terre de l'émancipation individuelle, la liberté n'est jamais synonyme de bonheur. La chute de cette famille modèle était peut-être inévitable, mais sous la plume de Puchner, nous découvrons encore une fois que chaque famille malheureuse a son histoire à raconter.

Famille modèle

Eric Puchner, traduit par France Camus-Pichon

Albin Michel, 523 pages.