Une conversation entendue dans un bar et une réflexion sur la valeur de l'art. Le printemps arabe observé avec fascination et une analyse de l'insulte «Va te faire enculer, sale fils de pute». Une anecdote sur une recette ratée et une statistique sur la prostitution. Démons quotidiens, livre d'une correspondance entretenue pendant un an entre l'auteure canadienne Nancy Huston et le peintre américain Ralph Petty, est un kaléidoscope de l'année 2010-2011, un «journal intime et politique» éclaté, tout aussi amusant que décourageant.

Les deux artistes nord-américains vivent à Paris depuis de nombreuses années et c'est une éditrice qui a eu l'idée de les réunir pour cet ouvrage particulier, puisque c'est d'une correspondance textes-dessins dont il est question ici. L'acidité, l'ironie, l'humour noir, mais aussi la compassion et l'empathie unissent le regard des deux amis, qui observent le côté sombre du monde, mais tentent aussi d'y débusquer la beauté. «Il y a suffisamment de choses désespérantes pour ne pas professer une philosophie du désespoir, a expliqué Nancy Huston lors d'un passage de quelques jours à Montréal. Il est difficile de trouver un lien entre le désespoir objectivement suscité par les catastrophes, et la vraie joie. Le soleil sur le rideau, un morceau de musique, faire l'amour ou un repas..., on est entourés de 1000 possibilités de joie, mais elle n'empêche pas les catastrophes. Et les catastrophes ne devraient pas empêcher la joie.»

Nancy Huston et Ralph Petty voguent ainsi d'un sujet à l'autre, sans censure - l'auteure affirme avoir «joué le jeu jusqu'au bout», n'hésitant pas à se dévoiler ou à faire de l'autodérision. Le défi, dit-elle, était donc que le résultat ne ressemble pas à un chaos. «On engrange des choses follement variées dans une journée, et pourtant on arrive à garder une forme de cohérence... En écoutant les infos déjà, il y en a de plein de types de nouvelles, en plus des problèmes dans notre famille, de notre travail, de nos souvenirs d'enfance, de la peur pour notre avenir, nos soucis de santé... Tout ça, notre cerveau arrive à le gérer, tout en continuant à dire «Je suis un».»

C'est d'ailleurs un véritable voyage dans le cerveau de Nancy Huston qu'on fait en feuilletant Démons quotidiens, dont les textes très courts et percutants se rapprochent parfois du haïku. «Le but était d'essayer de vraiment dire quelque chose en très peu d'espace, d'enlever le gras. C'est un très bon exercice pour la romancière.»

Cette correspondance, souligne Nancy Huston, est une véritable ponction de ce qui l'obsédait pendant cette année-là. Par exemple, Darwin et la différence de comportement entre les humains et les animaux ou le regard des hommes sur le corps de femmes, sujet de son prochain essai. Et le livre Burqa de chair de Nelly Arcan, pour lequel elle a écrit une dérangeante préface, lui a manifestement inspiré certains passages portant sur la prostitution. «J'ai passé l'année avec des peintres, j'en ai interviewé plusieurs. J'ai parlé avec eux de la différence entre le nu dans l'art et la porno, par exemple. Ça m'a toujours fasciné cette arrogance de notre supériorité sur les cultures qui voilent leurs femmes, alors que nous, on les brade, on les vend.»

Edmund Alleyn

Nancy Huston connaît une relation particulièrement féconde avec les artistes visuels. Démons quotidiens arrive quelques mois seulement après la publication de Poser nue, autofiction accompagnée de sanguines de Guy Oberson. L'auteure affirme avoir toujours aimé l'ambiance qui règne dans les ateliers d'artistes. «Comme si le temps se délitait.» Une sensation de bien-être pour quelqu'un qui se sent souvent «poussé par le temps». Elle aime aussi l'échange avec les artistes, leur manière de voir le réel «avec leur cerveau gauche». «Ils n'ont pas la même intelligence, je la sens complémentaire à la mienne.»

Elle publie aussi cet automne le texte de présentation d'un livre consacré au peintre Edmund Alleyn, mort en 2004. Y sont réunis des lavis qu'il a créés à la toute fin de sa vie, et cette rencontre posthume entre l'auteure et l'artiste donne lieu à un très beau texte sur le temps qui passe, qui met en scène tous les âges de la vie d'un homme. «Nous contenons tous l'enfant, l'ado, l'adulte qu'on a été.» Nancy Huston a imaginé Edmound Alleyn sur la jetée, à Kamouraska, regardant le fleuve couler, «comme une ronde infernale». Elle s'est aussi intéressée à la notion de perception, comme elle l'avait fait dans Une adoration. «La lumière qui étincelle sur la surface du fleuve existe-t-elle? Si lorsqu'un nuage passe, elle disparaît, qu'est-ce qui est réel?»

Ce qui est réel, ce sont les sujets de Démons quotidiens. L'exploitation des sables bitumineux en Alberta - le père de la romancière est d'ailleurs originaire de Fort McMurray-, le conflit au Moyen-Orient, l'indifférence des puissants, les raisons de se mettre en colère sont nombreuses, dit-elle. «Mais il ne faut pas le prendre personnellement.» Elle se rappelle avoir siégé dans un jury lors d'un festival de cinéma sur les droits de l'homme et avoir été effarée par tant de misère. «C'était désespérant. Désespérant. Oui, je me sens impuissante. Mais je ne suis pas une missionnaire et comme écrivain, je ne peux qu'oeuvrer pour l'intelligence, la générosité, pour un monde qui sera meilleur.»

Démons quotidiens

Textes de Nancy Huston et dessins de Ralph Petty

L'Iconoclaste-Leméac, 407 pages

Edmund Alleyn ou le détachement

Nancy Huston

Leméac-Éditions Simon Blais, 79 pages