Les privilèges commence avec une véritable scène d'anthologie: la journée du mariage d'Adam et Cynthia, couple parfait promis à un brillant avenir, décrite en 30 pages bien tassées, des premières heures du matin, lorsque Cynthia s'éveille, jusqu'au départ des derniers invités, dans le milieu de la nuit. On y gambade sans transition dans les pensées des mariés, de leur famille et de leurs invités, sur un ton distant et ironique, chaque moment étant décortiqué et rendu avec précision.

Ce quatrième roman de l'Américain Jonathan Dee, qui suivra la vie du couple pendant environ 20 ans, devient ensuite plus traditionnel dans sa structure et c'est dommage. Mais le regard acéré de l'auteur sur la classe dominante américaine à travers le cocon que forment Cynthia, Adam et leurs deux enfants (presque) parfaits, April et Jonas, reste percutant.

Ne boudons donc pas notre plaisir: cette incursion dans la vie des gens ultrariches, qui évite l'angle de l'admiration béate et l'aborde avec un regard quasi anthropologique, est fascinante, amusante autant que choquante, touchante même parfois. On est intrigué par ce couple profondément amoureux vivant dans une espèce de bulle, coupé de sa famille, sans véritables amis mais prêt à tout pour se protéger l'un et l'autre ainsi que ses enfants: la caste d'abord, le reste ensuite. C'est l'instinct de survie poussé à son paroxysme.

«C'est moi qui paie.» La dernière phrase de ce roman intelligent et froid est prononcée par Jonas qui essaie, comme sa soeur April - qui agit de son côté de manière beaucoup plus autodestructrice-, de s'aventurer en dehors de cette prison de verre... et abandonne au premier obstacle de taille, incapable de faire face à la «vraie vie». Elle résume à elle seule ce portrait pétrifiant d'une Amérique plus que jamais divisée en classes sociales, quoi qu'on en dise.

__________________________________

Les privilèges

Jonathan Dee

Plon, 308 pages

*** 1/2