On ne cesse de parler de la reconstruction en Haïti, en déplorant surtout sa lenteur. Mais qu'est-ce au juste que se reconstruire? Jean-Euphèle Milcé offre une réponse toute poétique dans Les jardins naissent, son premier titre publié au Québec, qui ne s'adresse pas tant à ses compatriotes qu'à ceux qui veulent les aider.

On n'a pas lu sa poésie et ses romans publiés en Haïti et en Suisse, où il a déjà vécu. Nous le découvrons avec Les jardins naissent, une nouvelle prise de Michel Vézina, qui dirige la collection Coups de tête, et qui a invité l'écrivain haïtien à participer au récent Salon du livre de Québec.

Jean-Euphèle Milcé, la jeune quarantaine, président du Pen Club Haïti, travaille dans la préservation du patrimoine documentaire. Il a un petit faible d'écrivain pour tous ces humanitaires qui débarquent dans son pays depuis des années, encore plus depuis le séisme du 12 janvier 2010. Ce sont pour lui des personnages intéressants pour un romancier. «J'aime bien les Blanches intégrales, un peu blondes et innocentes, les néo-bourgeois qui découvrent le monde avec étonnement, lorsqu'on quitte son appartement parisien ou sa villa en Suisse au bord du lac Léman et qu'on se retrouve en Haïti...»

C'est ironique et moqueur, mais ce n'est pas méchant. En fait, Jean-Euphèle Milcé, malgré son regard critique, a beaucoup de compassion pour ces missionnaires pleins de bonne volonté - car la compassion n'est pas seulement un luxe occidental.

«Ça me tue un peu quand tout le monde tire sur les ONG, dit-il. Ce sont des gens qui sont venus avec leur coeur, l'envie de faire quelque chose, de s'engager, et qui doivent faire face à la réalité du terrain. Ils ont des compétences exportées qui, la plupart du temps, n'ont aucun rapport avec les besoins réels. Ces jeunes qui se lancent dans des activités de développement expérimentées nulle part, souvent catastrophiques, sont des victimes. Ça ne m'étonne pas de les voir se saouler dans les bars de Pétionville. À un certain moment, on finit par comprendre la fragilité de ces missionnaires. Certains en ressortent totalement cassés, déçus, c'est parfois même un séjour chez le psy. Je ne sais plus combien de Canadiens j'ai vus en larmes en Haïti. Je peux avoir de la peine pour eux. La désillusion, ça n'aide personne.»

Pays sans frontières

Dans Les jardins naissent, Marianne, jeune Française travaillant pour la Croix-Rouge, décide de tout plaquer pour suivre Daniel, Haïtien expulsé du Canada qui s'est enfui d'une prison lors du séisme. La voilà plongée dans ces quartiers où les travailleurs humanitaires n'ont pas le droit d'aller. Et au plus près d'un complot qui pourrait changer la face de Port-au-Prince, soit l'ensemencement de tous les espaces vides où pourrait pousser une agriculture de subsistance. Utopie que tout cela? «C'est plus facile de faire pousser du maïs à Port-au-Prince que de construire des buildings de plusieurs étages», répond l'écrivain.

«Dans ce pays, il n'y a que la folie et le courage qui vaillent», dit la résistante Philomène à Marianne dans le roman. La vie en Haïti n'a pas cessé avec le séisme et personne n'attend vraiment l'aide extérieure pour continuer d'exister. «Marianne apprend en Haïti la passion, la démesure, la plongée en apnée, explique Jean-Euphèle Milcé. Je crois que j'aurais fait pareil à sa place. Il y a des gens qui en ont marre de vivre dans des pays où il n'y a que des obligations et des interdictions.»

Si Jean-Euphèle Milcé entend la détresse des travailleurs humanitaires, il se demande par contre qui écoute vraiment la population qu'ils veulent sauver. Il y a quelque chose d'insoluble dans ce dialogue de sourds. «J'ai l'impression qu'Haïti a toujours embêté le monde. Nous sommes sur la route de tout et n'importe quoi, des Européens, des Américains, des cyclones, il y a énormément de population de passage, toute notre histoire est marquée par ça, depuis la piraterie, en passant par l'occupation américaine, jusqu'aux ONG et aux évangélistes. Les infrastructures sont construites par les étrangers, nos rêves aussi. Mais ma vision du monde, c'est qu'un territoire est habité par qui a envie de l'habiter. Haïti n'a pas de frontières. On peut aimer, grandir et échouer en Haïti.»

Voilà qui résume assez bien le destin de Marianne loin de Paris...

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Les jardins naissent. Jean-Euphèle Milcé. Coups de tête, 120 pages.