L'écrivain Carlos Fuentes et le cinéaste Alejandro Jodorowsky ont 82 ans, toutes leurs dents, une oeuvre imposante et de nombreux fans à Montréal où ils étaient tous les deux de passage la semaine dernière. Jodorowsky était l'invité de l'Université de Foulosophie, Carlos Fuentes, celui de la faculté de droit de McGill. Rien qu'à la nature de leurs hôtes, on comprend que ces deux grands artistes, l'un immigré russe, l'autre mexicain, n'appartiennent pas au même monde.

Avec Jodorowsky, l'entretien a duré à peine 20 minutes. Avec Carlos Fuentes, je pourrais encore y être tant ce prolifique écrivain, lié à l'école du réalisme magique latino-américain et auteur de 25 romans, 15 essais, 5 pièces de théâtre et de 2 scénarios de films, est avenant, disponible et réfractaire aux entrevues à la va-vite, source selon lui de confusion et de citations erronées.

S'exprimant dans un français impeccable qu'il maîtrise autant que l'anglais, l'espagnol et l'italien, faisant presque 20 ans de moins que son âge, vigoureux d'esprit comme de corps, charmeur jusqu'au bout de ses doigts, Carlos Fuentes m'attendait en lisant La Presse dans un hôtel chic du centre-ville. La veille, il avait parlé aux étudiants et aux profs de McGill du métier de juriste qu'il n'a jamais exercé malgré sa formation, de sa surprise face au printemps du Moyen-Orient et de la guerre inutile contre les narcotrafiquants mexicains, sujet sur lequel il se penche régulièrement à titre de membre de la Commission mondiale sur la politique des drogues.

Acerbe envers Sarkozy

Le lendemain, il y avait mille sujets à aborder avec lui et au moins une controverse: l'annulation de l'Année du Mexique en France à la suite de la décision du président Sarkozy de dédier l'événement à Florence Cassez, cette Française accusée d'enlèvements, injustement selon certains, et emprisonnée au Mexique depuis cinq ans.

Fuentes, qui a été l'ambassadeur du Mexique en France dans les années 70, ne se gêne pas pour dénoncer le geste de Sarkozy qu'il traite de président de République bananière. «Je n'accepte absolument pas cet amalgame entre le judiciaire et la culture, de la part d'un président qui ne cherche qu'à retrouver sa popularité perdue. À cause de lui, des centaines d'artistes mexicains se retrouvent sur le carreau et ont travaillé en pure perte sur des expos, des installations et des spectacles que les Français ne verront pas. Cette instrumentalisation de la culture est indigne de la France!»

Lorsque l'affaire a éclaté en février, Fuentes avait affirmé que Florence Cassez était coupable. À Montréal, il a été plus nuancé: «Je ne sais pas si elle est coupable ou non; le processus judiciaire n'est pas terminé. Chose certaine, elle fréquentait une bande qui enlevait des gens. Même si son ex, qui était le chef de la bande, clame qu'elle n'a rien à voir avec l'histoire, on ne peut pas dire que son témoignage ait une grande valeur. Il est lui-même accusé. Cela dit, je concède que le système judiciaire mexicain n'est pas fiable et que je ne suis pas au courant de tous les détails de cette affaire compliquée.»

Engagement politique

Si certains détails lui ont échappé, c'est sans doute parce que Fuentes passe la moitié de l'année à Londres et l'autre à Mexico.

«À Londres, je ne vois personne, j'écris tous les jours, je lis beaucoup et, le soir, je vais au théâtre ou à l'opéra avec ma femme. Mais à Mexico, je n'arrive pas à écrire. Il y a les amis, les obligations et la politique qui prennent tout mon temps.»

Bientôt, la politique va jouer un rôle encore plus important dans sa vie à cause des élections mexicaines de 2012. Fuentes appuie deux candidats du centre gauche qui n'ont pas encore déclaré leur candidature. «Le Mexique, dit-il, est prêt pour un renouveau avec le retour de la gauche. Ce pays doit absolument développer ses ressources intérieures. On a fait des choses, mais pas assez, en partie à cause de la médiocrité et du manque de conception d'État des politiciens mexicains. Mais je garde espoir.»

Il y a 15 ans, Fuentes se vantait de ne pas utiliser l'internet et d'écrire au stylo. Il n'a pas changé d'idée et continue d'écrire ses romans à la main. «Pour la proximité et la sensualité du contact avec le papier, dit-il, et parce que je crois que l'écran de l'ordinateur est un miroir qui encourage une certaine forme d'onanisme.»

Légère amélioration: Fuentes a maintenant une adresse courriel, gérée par sa femme, Sylvia Lemus, journaliste de la télé avec qui il a eu deux enfants, morts tous les deux dans la vingtaine.

À la fin de l'entretien, j'ai demandé à Fuentes de me donner un titre, un seul, qu'il conseillerait à quiconque n'a jamais lu son oeuvre.

Il n'a pas choisi La volonté et la fortune, son dernier roman paru en 2008 et dont le narrateur est une tête décapitée qui trace le portrait sanglant d'une narconation corrompue. Non plus qu'il n'a choisi Contre Bush, sa critique de l'impérialisme américain, ou Diane ou la chasseresse solitaire, récit de son aventure torride et passionnée avec l'actrice Jean Seberg. Spontanément, il m'a lancé La mort d'Artemio Cruz, roman paru en 1962 racontant la trahison du Mexique par un homme d'affaires posant comme un révolutionnaire.

Contrairement à ses amis, feu Octavio Paz, Gabriel Garcia Marquez et Mario Vargas Llosa, Fuentes n'a jamais remporté le Nobel de la littérature. Il clame qu'il n'en veut pas, que ça l'empêcherait d'écrire. On le lui souhaite tout de même. Avant ses 100 ans.