À quelques jours de la Saint-Patrick, de nouvelles fictions sondent l'âme irlandaise. Celle des années 50 et celle des années 90 à la prospérité triomphante.

Comme ses frères et un grand nombre de ses compatriotes, Eilis a été forcée de quitter son Irlande natale pour trouver du travail. À Enniscorthy, la petite ville où elle a grandi, les emplois se font rares dans les années 50.

Depuis qu'elle a complété ses études en comptabilité, la jeune femme vivote en travaillant à temps partiel dans l'épicerie d'une vieille dame désagréable. Par l'entremise d'un prêtre, on lui propose un poste dans un grand magasin de Brooklyn. Plus ou moins obligée d'accepter, elle quitte sa mère et sa soeur aînée, sans avoir vraiment rêvé à l'Amérique.

Quand elle débarque à New York, après une traversée houleuse, elle est hébergée dans une pension pour demoiselles que tient une dame d'origine irlandaise.

Colm Tóibín (Le maître, finaliste au Booker Prize) raconte une histoire en apparence banale, le quotidien d'une jeune femme discrète, ni soumise ni rebelle, une vie rangée faite de travail et d'études. Car rapidement, Eilis prend des cours du soir à l'université afin d'améliorer ses chances dans cette Amérique pleine de promesses. Sa vie est ponctuée par les cancans entre pensionnaires, les bals irlandais, le bénévolat à la paroisse, les sorties au cinéma avec son premier amour, qui devient sérieux, et qui veut l'épouser. L'aime-t-elle vraiment?

En dépit du mal du pays qui la ronge au début, son histoire reste toute simple. Pas de grandes tragédies ni de coups d'éclat. Simplement la vie quotidienne, tranquille et monotone, malgré ses petits drames et ses doutes, comme elle se déroule pour des milliers d'anonymes. Le roman fait revivre doucement une époque d'effervescence, confronte les cultures et les milieux (américain, irlandais, italien). Son intérêt tient aussi à la sensibilité de l'auteur, qui peint sans forcer les nuances de sentiments souvent confus. Restera-t-elle aux États-Unis? Choisera-t-elle de rentrer, quand des circonstances difficiles l'obligeront à faire des choix, elle qui n'est déjà plus la petite Irlandaise qui a quitté son village avec sa petite valise? Le dilemme tient le lecteur accroché jusqu'à la toute fin.

Hanté par le passé

Né en Irlande, le romancier et poète Gerard Donovan a choisi, lui, d'habiter aux États-Unis. L'Irlande qu'il évoque en toile de fond, dans ce nouveau recueil de nouvelles publié au Seuil, est celle des années 90 à aujourd'hui. La nouvelle qui donne le titre au recueil, Le pays de cocagne, donne bien le ton.

Prospère et insouciant, le pays l'est peut-être pour certains, mais la plupart des personnages de Gerard Donovan sont en déroute, nostalgiques de l'enfance ou d'un passé qui les hante. Le riche avocat du Pays de cocagne trouve mille excuses pour ne pas assister à la réception organisée à la maison par sa femme, préférant bifurquer pour revoir la maison de son enfance, participer à une course, se perdre sous la pluie dans la campagne. Quand on vit avec quelqu'un, «on ne se rend pas compte que la personne disparaît à l'intérieur de l'être qu'elle devient. Or il aimait toujours la femme de leur première rencontre (...) Il l'aimait avec la sincérité née de la peur de rester seul».

La voiture sert souvent de cadre à ces histoires, notamment Durant les nuits irlandaises, fantomatique et pleine de poésie. À la nuit tombée, les routes de tout le pays se remplissent de tous les fils et filles morts lors d'accidents. D'autres se tiennent sur le bas-côté de la route, ou contemplent les comprimés au creux de leur main. Tous ces morts qui se réveillent chaque nuit dans le sommeil.

Dans une autre nouvelle, un vieil homme perd la mémoire et erre dans les villes, vêtu d'un peignoir. Ailleurs, l'amour s'étiole ou l'amitié s'émousse. Un enfant perd la parole à la mort de son père, une autre, privée de sa mère, se console avec des oiseaux.

Une belle métaphore: celle de ce couple d'archéologues pressé par les constructeurs de terminer la fouille d'un futur parking de station-service, le long de l'autoroute. «Chaque jour, ça me coûte des mille et des cents!» se plaint l'entrepreneur. Un couple qui se disloque, poussé par l'argent et les bulldozers, tandis qu'il creuse dans le passé de l'Irlande.

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Brooklyn. Colm Tóibín Traduit par Anna Gibson. Robert Laffont, 316 pages.

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Pays de cocagne. Gerard Donovan Traduit par Georges-Michel Sarotte. Seuil, 285 pages.