Son roman Celles qui attendent raconte l'émigration clandestine du point de vue de celles qui sont restées au village et luttent pour la survie de leur famille. Conversation avec l'écrivaine Fatou Diome sur les femmes, la polygamie, l'aide humanitaire, l'amour.

«Dire que je suis noire est un pléonasme. Ma tête le dit avant moi! Cela ne peut pas résumer ma littérature», précise Fatou Diome, avec un large sourire. Cela dit, elle aime bien, à l'occasion, «éveiller les consciences».

C'est pourquoi l'écrivaine franco-sénégalaise a accepté l'invitation de la librairie Olivieri de participer cette semaine au Mois de l'histoire des Noirs. Les Sénégalais disent d'elle qu'elle est la plus française des auteurs sénégalais. Et les Français envoient parfois cette native du Sénégal représenter la jeune génération d'écrivains français dans le monde.

«Au-delà du modèle noir ou blanc, mes modèles sont des êtres humains qui marquent par leur humanité. Un de mes auteurs préférés est le Suédois Stig Lagerman. De la même manière que je respecte Senghor et Césaire, j'ai découvert la condition de la femme avec Simone de Beauvoir» (et avec Une si longue lettre de Mariama Bâ, sénégalaise elle aussi).

Elle a compris la vie de son grand-père en lisant Le vieil homme et la mer, d'Hemingway, ce qui lui a inspiré le récit Le vieil homme sur la barque. Ce grand-père pêcheur qui l'emmenait en mer, fait plutôt inhabituel pour une petite fille mais qui illustre déjà son caractère à part. Sensible mais résolue à faire son chemin en dépit des obstacles et des médisances.

Paru l'automne dernier, Celles qui attendent est à la fois un roman intime, social et politique. Il dénonce l'analphabétisme, la polygamie, les effets pervers du microcrédit, les politiques «d'immigration choisie» de l'Europe, le poids que les traditions villageoises font peser sur la liberté des jeunes à décider de leur avenir.

Il y a deux mères, Arame et Bougna, et deux jeunes épouses, Coumba et Daba, vivant dans la plus grande précarité dans un village de pêcheurs du Sénégal, celui même où Fatou Diome a grandi et revient chaque année. Ce sont des héroïnes de tragédies, des Pénélope aux prises avec la culpabilité, l'ambition, la haine, la jalousie. «C'était un bon prétexte pour parler des blessures de l'amour, de l'abandon des épouses comme des mamans, de la solitude effrayante.»

Son premier roman, Le Ventre de l'Atlantique, parlait d'immigration. «Pour réparer une injustice», elle aborde maintenant l'envers du phénomène. «Notre regard est souvent otage des évidences. En Afrique, on a fait des héros des hommes qui partent. Ce sont sans doute des héros. Mais si les villages tiennent encore debout, c'est parce que des femmes luttent au quotidien. Si les enfants vont à l'école, c'est parce qu'il y a des mamans qui travaillent pour leur donner à manger. Si les hommes trouvent la force même de lutter en Europe, c'est parce qu'ils savent qu'ils sont attendus par des femmes qui tiennent le coup.»

L'envers du décor

Dans tous ses livres, Fatou Diome questionne les apparences. Le courage, n'est-ce pas souvent «la force extrême du désespoir» ? La solidarité obligée des pauvres, n'est-ce pas parfois une dépendance qui frôle la perversité? «Quand vous émigrez, les gens viennent vous réclamer de l'argent. Il faut oser le critiquer parce qu'il y a beaucoup d'émigrés qui souffrent de ça. Je veux bien que les gens partagent selon leurs moyens. Pas que cela devienne une inquiétude, une souffrance.»

«Ce livre, pour moi, c'est une manière de dire aux Occidentaux d'arrêter avec les clichés. L'Afrique n'est pas aussi pure que vous voulez l'imaginer, mais pas aussi nulle non plus! C'est juste une terre où il y a des humains qui ne sont pas absolument parfaits.»

Et la belle entente de la famille polygame, que cache-t-elle de jalousie, de rancoeur et d'injustices? Quand le fils de Bougna rentre enfin d'Europe, il ramène avec lui une deuxième épouse et trois bambins. Une Blanche venue en touriste prendre des clichés de «sa famille africaine». «La polygamie, ce n'est pas si terrible que ça!» clame-t-elle, tout en se faisant servir par la première épouse.

Presque trop gros pour y croire et pourtant, ce personnage a été inspiré par des femmes que Fatou Diome a rencontrées en Europe, des blanches qui pratiquent la «marche à reculons» du féminisme, dit-elle, acceptant d'emblée ce contre quoi leurs mères s'étaient battues avant elles. «Vous ne comprenez plus votre propre culture! La polygamie démontre un sens incroyable de la solidarité», s'est-elle fait dire par l'une d'elles. «C'est facile de dire qu'on supporte la polygamie quand on a le mari 11 mois sur 12», rétorque Fatou Diome. «Cette femme-là, quand je lui dis qu'elle se trompe, elle va me dire que je ne suis pas assez ouverte d'esprit! Dans nos villages, il y a des femmes qui se battent pour que leur mari n'accepte pas une deuxième épouse. Et au Canada, il y en a une qui est assez fière pour en faire un livre, Mon mari, ses femmes et ses enfants!» (Louise Girardin, chez Lanctôt)

«Dans ma culture, je n'ai pas tout avalé comme un serpent. Aimer la culture africaine, c'est l'aimer suffisamment pour critiquer ses tares», dit-elle, citant l'auteur et cinéaste Sembène Ousmane, sur qui porte sa thèse de doctorat. «Il faut faire un tri sélectif et jeter tout ce qui est mauvais pour nous et garder les vraies valeurs. (...) Et arrêter de voir le monde en noir et blanc», ajoute-t-elle. Le prolétaire noir de Dakar a plus en commun avec le prolétaire américain qu'avec le bourgeois de Dakar.

Au Sénégal, ses positions font réagir: «Il y en a qui m'insultent, il y en a qui m'applaudissent. Les progressistes me soutiennent, ont envie que leurs filles aient les mêmes droits que les garçons pour s'instruire, gagner leur vie. Je ne crois pas au développement de l'Afrique sans scolarisation, sans alphabétisation, sans une formation massive. On peut apporter tous les bateaux de riz qu'on veut, ça ne servira à rien si les gens ne sont pas formés, s'ils ne connaissent par leurs droits.» Et cela vaut aussi pour ceux qui partent.

En entrevue, Fatou Diome énonce des réalités terribles, puis part d'un grand rire communicatif. «Il faut penser souvent aux choses formidables pour survivre. Et même les choses terribles, parfois, les comprendre permet de mieux les supporter. J'écris pour comprendre des choses qui parfois me dépassent, me chagrinent ou me rendent impuissante.»

On doute tout au long de son roman qu'un bonheur soit possible dans ces circonstances. Mais l'écrivaine veut croire «qu'il y a une justice possible où l'amour arrondit les angles.» «C'est mon côté midinette! blague-t-elle. Lamine et son histoire d'amour, pour moi, est un espoir pour toute la jeunesse africaine et tous les amoureux sur cette terre.»

Et à ceux qui jugent la fin invraisemblable, elle assure qu'elle a connu des situations encore plus étonnantes.

Celles qui attendent

Fatou Diome

Flammarion, 330 pages