L'auteur de Fanfan cause une polémique en revisitant la figure de son grand-père, ancien chef de cabinet du plus collabo des hommes d'État français, Pierre Laval.

Le lieu n'a pas changé. C'est dans ce modeste studio-bureau du quartier des Batignoles qu'Alexandre Jardin m'avait donné rendez-vous en septembre 2005. L'auteur à succès du Zèbre et de Fanfan, couvert de gloire et de droits d'auteur depuis l'âge de 20 ans grâce à des romans fort sentimentaux, venait de se permettre un ouvrage plus grinçant, Le roman des Jardin, sur la «fantaisie» de sa famille. Mais avec un mélange de tendresse et de connivence.

Cinq ans plus tard, la nouvelle chronique familiale de l'espiègle Jardin n'a plus rien de bienveillant. Les «gens très bien», malgré leurs manières exquises, étaient au fond des gens horribles. Son grand-père, Jean, fut à 38 ans «le principal collaborateur du plus collabo des hommes d'État français, Pierre Laval». D'avril 1942 à novembre 1943. À ce titre, il «géra» politiquement divers dossiers d'importance, dont la rafle du Vel' d'Hiv de l'été 1942, qui livra aux Allemands 12 884 Juifs dont 4000 enfants.

«Il ne fut pas René Bousquet, le chef de la police de Vichy et à ce titre organisateur de la rafle, dit aujourd'hui l'écrivain à propos de son grand-père, mais le directeur de cabinet de Laval était au courant de tout, filtrait son courrier, tenait son agenda, traitait avec les Allemands. Jean Jardin fut complice de ce crime, resta à son poste. Jamais, après la guerre, dans son exil suisse de «Vichy sur Léman», où l'on recevait d'autres illustres rescapés du pétainisme, il ne manifesta le moindre repentir. Jusqu'à sa mort, le portrait de Laval resta sur son bureau, et celui de Pétain au mur. Mais, dans la famille et dans son milieu, on le trouvait épatant et irréprochable, il s'était dévoué pour son pays.»

À la Libération, Jean Jardin aurait normalement dû se retrouver dans le bureau d'un juge d'instruction et sans doute en prison. Mais, fin 1943, il a eu la chance d'obtenir un poste de conseiller à l'ambassade de France en Suisse. Ce qui lui a permis de se fondre dans le décor, puis de réapparaître après la guerre dans le costume de l'honnête «résistant vichyste» qui n'avait jamais cherché qu'à défendre la souveraineté nationale.

Mais il ne revint jamais en France, sauf pour des séjours ponctuels. Devenu une éminence grise du monde politique français pour des questions de financement occulte et de contrats publics à l'étranger (dont le métro de Montréal), il descendait dans une suite d'hôtel où, pendant 25 ans, il recevait discrètement ses interlocuteurs.

«Mon grand-père préférait manifestement rester dans l'ombre, dit Alexandre Jardin. Quand il a su, en 1972, que mon propre père, Pascal, scénariste génial et prolifique, allait écrire un roman sur son enfance à Vichy, il a essayé de l'empêcher par tous les moyens. Mais il est mort en 1976, deux ans avant la publication du Nain jaune

«Et ses craintes étaient infondées: ce roman de Pascal Jardin était en fait une réhabilitation de son père métamorphosé en personnage de comédie dans une grande fantaisie appelée Vichy. La fantaisie, poussée à la névrose, a été une façon pour ma famille de masquer ce passé encombrant. Mais ça se payait: l'un de mes oncles s'est pendu, mon frère s'est tiré une balle de fusil dans la bouche. Mon père a écrit 100 scénarios en 20 ans, et il est mort d'un cancer à 46 ans.»

Alexandre lui-même n'a-t-il pas été le continuateur de la tradition? «Quand on me présentait chez Maxim's la fille de Laval - marraine de mon oncle - ou que je tombais sur un document accablant sur Vichy ou la collaboration, je rentrais chez moi et j'écrivais la suite de Fanfan. Les romans à l'eau de rose étaient mon évasion. Et soudain le voile s'est déchiré. Peut-être parce que j'aurai dans quelques mois l'âge de mon père à sa mort. Parce que j'ai fait une analyse...»

Et qu'a-t-il découvert? «Que les Jardin n'étaient certes pas des fripouilles de la collaboration. C'était pire en quelque sorte: ces gens très bien avaient prêté la main à des monstruosités, Jean Jardin était un antisémite poli mais persévérant et un maurrassien (NDLR: tenant d'une doctrine contre-révolutionnaire conçue par Charles Maurras). Et personne dans la famille n'y avait trouvé à redire. C'était admirable.»

Règlement de comptes

Bien qu'il ne s'agisse pas d'un livre d'histoire, mais du règlement de comptes d'un homme de 45 ans avec sa famille, on pourra reprocher à ces Gens très bien quelques exagérations, une dose de naïveté et des redites.

Est-ce le fait d'avoir égratigné une certaine bourgeoisie? En tout cas, ses détracteurs n'ont pas manqué de s'engouffrer dans la brèche. Un certain François Hauter l'accuse dans Le Figaro d'être «un Pinocchio de notre temps»; on apprend incidemment que ce Hauter est l'ancien beau-père d'Alexandre. Et qu'il avait «facilité» le projet de biographie - plutôt indulgente - de Jean Jardin par un certain Pierre Assouline, en 1985. Ce dernier n'a pas manqué de répondre dans Le Monde en traitant Jardin de «pathétique». Pendant deux semaines le débat a fait rage, divisant même les historiens: que savait Jean Jardin au juste?

À propos de cette grande catastrophe que furent la défaite de juin 1940 et l'occupation par les Allemands, des historiens ont pu écrire il y a quelques années: «Un passé qui ne passe pas.» La formule reste vraie.

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Des gens très bien. Alexandre Jardin. Grasset, 301 pages.