En recevant le Dictionnaire des injures littéraires de Pierre Chalmin, je me suis demandé si la pareille était possible au Québec, soit un florilège «fleurdelisé» de 700 pages d'insultes littéraires... La récolte serait assez difficile, selon deux spécialistes interrogés, mais certainement pas impossible, et surtout pas inintéressante. Discussion pacifique sur la chicane.

L'existence même d'une littérature canadienne-française fut l'un des premiers objets de débat dans le monde des lettres au début du XXe siècle. Et à ce propos, c'est la figure de Jules Fournier qui apparaît d'emblée, notamment dans sa célèbre querelle avec le critique alsacien Charles Ab Der Halden, favorable à cette littérature naissante à laquelle il avait consacré une étude.

«Une douzaine de bons ouvrages de troisième ordre ne font pas plus une littérature qu'une hirondelle ne fait le printemps», lui répond Fournier, pour qui «le Canada est le paradis de l'homme d'affaires» mais «l'enfer de l'homme de lettres»... «Nous autres, Monsieur, au Canada, nous sommes continuellement à la pluie, - sous une averse de toute sorte de productions étranges et monstrueuses, monument de platitude, d'ignorance et d'enflure, ouvrages piquants à force de fadeur, où le cocasse atteint au sublime, chefs-d'oeuvre d'humour inconscient et de sereine absurdité - livres à faire pleurer, journaux à donner le délire.»

Un siècle plus tard, les choses ont quand même changé. Ou presque. La littérature canadienne-française est devenue «québécoise», et on ne doute plus de son existence, peu importe les critiques qu'on peut lui faire, mais les points de tension restent les mêmes dans le discours. «Dès 1830, on voit apparaître des polémistes qui prennent position sur des questions littéraires, dit Dominique Garand, professeur à l'UQAM spécialisé dans les écrits polémiques, qui travaille présentement à une anthologie du genre depuis la conquête. La langue, c'est l'un des grands axes, de l'anglicisation jusqu'au joual, la politique bien entendu, la religion, l'éducation.»

«La plus importante querelle qu'on a connue est celle entre les «exotiques» et les «régionalistes» dans les premières décennies du XXe siècle, souligne Michel Biron, coauteur de la récente Histoire de la littérature québécoise (Boréal). C'était au centre des préoccupations, ces deux tendances soit vers la nation, soit vers Paris, le terroir opposé aux modernes, etc.»

Mis à part la religion - sauf dans les cas sociaux d'accommodement raisonnable - nous nageons encore dans les mêmes eaux lorsqu'il s'agit de tremper sa plume dans le vitriol. Mais il y a très peu de querelles d'ordre esthétique. Entre autres parce que, dans notre époque «postmoderne», on ne s'insurge plus contre les formes nouvelles. «Autrefois, on distinguait de façon stricte les genres, dit Dominique Garand. Aujourd'hui, on ne sait plus quelles sont nos balises pour déterminer qu'une oeuvre est bonne ou réussie plus qu'une autre. Celui qui le ferait s'attirerait les reproches et serait traité d'élitiste.»

«On est dans une sorte de littérature-buffet, renchérit Michel Biron. Tout le monde mange ce qu'il veut, il n'y a pas de raison de mépriser tel ou tel genre littéraire, alors que dans les années 70, il y avait une sorte de terrorisme des avant-gardes, qui regardaient de très haut les écrivains des générations précédentes.»

Le critique et l'intellectuel

Il y a aussi qu'au Québec, on n'aime pas beaucoup la chicane, selon nos deux spécialistes. «Je crois qu'inconsciemment, cela relève d'un calcul stratégique, dit Dominique Garand. Dans un monde où l'on vit de subventions, il faut éviter de se mettre à dos ceux dont on pourrait éventuellement avoir besoin. Il y a aussi un aspect psychologique qui entre en ligne de compte: nous sommes très familiaux et nous n'aimons pas les «chicaneux». Celui qui prétend pouvoir se passer de tout le monde est vite ostracisé. Notre histoire est peuplée de «petites têtes fortes» qui ont dû faire amende honorable et déclarer à tous combien, au fond, elles aimaient leur pays... «

Vrai que les affrontements entre écrivains ne sont pas légion; petit milieu oblige, il n'y a pas de clans définis pour alimenter les conflits. Il faut peut-être ne pas fréquenter ce milieu, ou appartenir à une autre génération, comme VLB, pour écrire en 2004 cette lettre, «Nos jeunes sont si seuls», dans laquelle il exposait ses craintes face à la relève littéraire, et recevoir une multitude de réponses de la part des «jeunes auteurs». Comme lorsque David Homel a écrit l'article «La littérature québécoise n'est pas un produit d'exportation» en 2006 dans Le Monde.

D'autres querelles mémorables du milieu littéraire sont aussi celles opposant René-Daniel Dubois et Andrée Ferretti lors du dernier référendum, ou tout ce qui a entouré la conférence «L'arpenteur et le géomètre» de Monique LaRue en 1997, à propos de la place des écrivains immigrants dans notre littérature, qui avait déchaîné les passions. Oui, on s'embrase, mais l'étincelle est souvent la responsabilité d'un seul, qui prend la raclée.

C'est l'absence de querelle qui est révélatrice, selon Michel Biron. La disparition de la figure du critique professionnel influent, de même que celle de l'intellectuel, y serait pour quelque chose. Des figures qui ont disparu au profit de spécialistes, dit-il. «Nous ne demandons plus à l'intellectuel, qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, de nous éclairer. Pas d'intellectuels, pas de pamphlets...» Dans les revues spécialisées, par contre, on s'y intéresse: Le numéro 42 de la revue L'inconvénient paru en août s'intitulait «La mort de la critique».... «Ce que je constate, ajoute Dominique Garand, c'est qu'il y a moins de journaux qu'avant, on n'ose plus s'attaquer entre critiques.»

Il y a la question de l'impact, aussi: que vaut une bonne colère lorsqu'elle tombe dans le vide? Les querelles littéraires demeurent souvent dans un cercle restreint de publications spécialisées sans rejoindre le grand public. «Je suis d'avis que nous aurons à réinventer notre manière de discuter, croit Dominique Garand. C'est une conviction que j'ai acquise en étudiant les polémiques des années 90. La rhétorique polémique est terriblement répétitive. Je pense que nous nous sommes lassés du style de la gauche. Je pense aussi qu'il faut savoir revenir à l'attaque frontale, mais en évitant de tomber dans le piège de l'argument ad hominem. La population s'intéressera à nos débats si on lui donne de la substance, mais sans lourdeur et sans aigreur. Là où ça devient difficile, c'est lorsque l'adversaire, plutôt que d'accepter la joute, se retire dans sa niche ou ses quartiers.»

QUELQUES ÉCRITS VIRULENTS

«J'ai envie de leur chier dessus, à tous ces Québécois. L'avenir du Québec sera turbulent ou ne sera pas et je vais leur montrer, moi, ce que c'est que la fierté. C'est pas la Délégation du Québec à Paris qui va sauver le Québec, bande de caves. Ce sont ceux qui fabriqueront des manifestes pétaradants, des livres-bombes, des films qui feront voler en éclats toute cette belle fierté-là, tout cet establishment pourri du bon goût.»

- Sappho-Didon Apostasias, dans le roman Ça va aller, de Catherine Mavrikakis, 2002.

«J'ai souvenir qu'au cours des dix-sept années où j'ai fait le libraire pour gagner ma vie, environ sept romans québécois sur dix échouant sur la table des nouveautés me semblaient écrits dans une langue improbable. Ça ressemblait essentiellement à de la caricature de prose américaine, genre Carver ou Hemingway du pauvre, de surcroît médiocrement traduite à Paris, bref, une langue abstraite, scandaleusement artificielle, et plus factice que le français radio-canadien dont on s'est si longtemps moqué. Et, ce qui me choquait le plus quand je survolais ces textes-là, parce que les lire m'apparaissait très vite au-dessus de mes forces, c'est que la langue qui s'y déployait me donnait le sentiment d'émaner de nulle part, si ce n'est d'un terrifiant non-lieu.»

- Pierre Lefebvre, L'âge de l'institution, Revue Liberté #286, 50e anniversaire, novembre 2009

«Les oeuvres qui forment ce que les gens complaisants appellent la littérature canadienne, constituent une bibliothèque déjà considérable. Tous les genres sont représentés dans ce fatras et particulièrement le genre ennuyeux. Mais à cause d'un certain nombre de livres supérieurs à une moyenne nullité littéraire, à cause surtout du grand et si ignoré Nelligan, à cause aussi des efforts intéressants de quelques écrivains et de quelques poètes contemporains, il convient de doter enfin d'une critique qui soit sérieuse, un art où le public semble s'intéresser de plus en plus. (...) Il importe, dès maintenant, que la critique en soit partiale et injuste. Partiale et injuste, oui, car depuis trop longtemps, d'ignorants écrivailleurs et d'abrutis journaleux ont acclamé les pires limonades littéraires. Des célébrités se sont formés ainsi qui ont surélevé des noms infâmes et assis pour longtemps dans une certaine lumière les pires médiocrités.»

- La revue d'art Le Nigog, 1918

«En vain cherche-t-on un peu de substance dans ces billets calqués sur le style des magazines féminins, quelques réflexions un peu fouillées sur l'art du roman ou la «signification esthétique» dont telle oeuvre est porteuse. Combien de fois, à lire ces papiers dépourvus d'analyse et de jugement, n'a-t-on pas le sentiment que le critique passe à côté de l'oeuvre, qu'il est incapable de la comprendre, de la lire, d'en parler? En toute objectivité, il n'existe pas aujourd'hui, dans la presse écrite québécoise, de critiques littéraires dont on puisse dire qu'ils sont «craints et respectés». Comme le veut le dicton, si ce critique existait, cela se saurait.»

- Alain Roy, La critique et son néant, Revue L'inconvénient, no# 42, La mort de la critique, 2010

Notre prétexte

À l'origine de ce reportage, le tout nouveau Dictionnaire des injures littéraires de Pierre Chalmin, qui met en vedette le fameux «Ta gueule Bukowski!» balancé par François Cavanna sur le plateau d'Apostrophes de Bernard Pivot en 1978. Des vannes mémorables aux vacheries plus obscures, on ne s'ennuie jamais dans ce genre d'ouvrage, sauf de la présence de nos compatriotes. Car il s'agit ici d'un dictionnaire absolument français, parsemé de noms internationaux, dans lequel les Québécois sont plutôt absents. Sauf par Pierre Falardeau et son adieu senti à Claude Ryan et VLB, qui a écrit dans Pour saluer Victor Hugo: «...André Gide qui, à lui seul, représente tout ce que la littérature occidentale a de décadent et de pétrifié.» Ou Gilles Marcotte, qui trouve peu agréable de lire Malcolm Lowry.

Ce qui a guidé Chalmin dans sa sélection, est «la notoriété de l'injurié, la qualité de celui qui injurie et la tournure humoristique, outrancière ou d'une absolue mauvaise foi de l'insulte». On ne s'étonne donc pas que les écrivains les plus célèbres aient les entrées les plus nombreuses, et de la plume des plus éminents collègues. Chalmin est même allé jusqu'à s'inclure dans les «C» - car, comme le veut le dicton, si on ne vaut pas une risée... On pense les critiques méchants, mais cela n'est rien comparé aux correspondances entre écrivains, libres de toute autocensure dans leurs lettres. Les victimes ne sont pas tous gens de lettres, mais ils ont en commun d'être massacrés en général par eux. Tant que c'est bien écrit, on reste dans la littérature...

Dictionnaire des injures littéraires

Pierre Chalmin

L'Éditeur, 721 pages