Yann Martel sait s'entourer. Le jour de sa rencontre avec les médias montréalais au Petit Extra, il y avait sa partenaire de vie, Alice Kuypers et leur bébé Theo. Au milieu des relationnistes et de quelques amis s'affairait aussi sa mère Alice, la cotraductrice (avec Émile Martel) de l'oeuvre de fiston. En vérité, il régnait une sorte de bourdonnement un peu électrique autour de cet écrivain polyglotte et citoyen du monde à la tête de gamin attardé.

Depuis son prix Booker's en 2002 et son ascension instantanée dans l'aristocratie littéraire, le globe-trotter et correspondant littéraire de Stephen Harper se faisait désirer des millions de lecteurs qui l'ont découvert avec Life of Pi. Il a fait son retour à la fiction en début d'année avec Beatrice and Virgil, une fable animalière sur le thème de l'holocauste qui a horrifié les uns et ravi les autres. Le roman qui a résolument divisé les critiques - certains sont allés jusqu'à qualifier la chose de «pire roman de la décennie» - paraît ces jours-ci en français chez XYZ.

«L'holocauste est entouré d'une révérence qui lui porte parfois préjudice. Ce silence et cette absence de dialogue n'aident aucunement les victimes innocentes de ce drame,», juge Yann Martel, qui dans son dernier roman, a cherché à «représenter de façon sympathique les Juifs, s'ils étaient des animaux».

Yann Martel paraît imperméable à la réception très polarisée de Beatrice and Virgil. Il espère être invité sur le plateau de tournage (en Inde et à Taïwan), de la version cinématographique d'Ang Lee de Life of Pi, qui débutera en décembre 2010. L'auteur d'un des plus grands succès littéraires du Canada fait valoir qu'être varlopé est nettement préférable à être ignoré. Et ce, même si la réception mitigée n'a pas fait plaisir à l'éditeur américain. «La pire réaction à une oeuvre d'art serait l'indifférence», dit celui qui depuis sept ans s'est établi à Saskatoon.

«Les plaines sont un lieu très propice pour les écrivains et les peintres. Le froid, les distances et le pays très dangereux créent des liens sociaux très forts. Dans une ville de 235 000 habitants, on peut circuler rapidement et se sentir impliqué dans le destin et la vie de la ville. J'aime beaucoup ça.»

Creuser le sens

Pendant notre entretien, bébé Theo se traîne à quatre pattes vers nous pour nous saluer. Alice Martel fait aussi une brève apparition pour commenter son travail de traduction. «C'est un travail très agréable. On fait ça à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Mon mari et moi avons un parcours en littérature et en linguistique. C'était donc naturel de faire le travail de traduction», dit la dame discrète et jolie, à l'allure un peu hippie.

Dans Béatrice et Virgil, qu'il a mis huit ans à mettre au monde, Yann Martel a inventé un personnage d'auteur à succès exilé avec sa compagne dans une grande ville jamais nommée qui pourrait être soit Paris, soit New York, soit Berlin. Henry, après l'immense succès de son précédent roman, se bute aux pressions de son éditeur qui s'oppose à son projet d'écrire un livre mi-fiction, mi-essai, sur le thème de l'Holocauste. Au hasard de ses promenades dans une ville inventée, il se lie d'amitié avec un sinistre taxidermiste.

À celui dont les écrits ont inspiré à Obama «la preuve de l'existence de Dieu», on est tenté de demander s'il perçoit l'acte de créer comme une pratique spirituelle. «Faire de la littérature signifie de creuser. La vie spirituelle commence avec des questions. Qui suis-je? Pourquoi suis-je ici? Qu'est-ce que je dois faire? Qu'est-ce qui est le bien, qu'est-ce qui est le mal? L'art est une formidable façon de poser des questions. En fait, le propre de l'art, c'est la question. Alors que le propre du politique, c'est la réponse.»

Dans cette affirmation, il y a évidemment le spectre de Stephen Harper, le «destinataire littéraire» de Martel depuis 2007. Puisant dans le recueil Mais que lit Stephen Harper?, Claude Poissant s'est inspiré de la démarche de Yann Martel pour le spectacle Lettres recommandées (créé aux Correspondances d'Eastman et bientôt repris au Festival international de littérature.) En février, ce sera au tour de Wajdi Mouawad de créer pour la scène les lettres à Harper, au théâtre français du Centre national des arts.

Aujourd'hui, son sentiment de colère envers le premier ministre du Canada est-il toujours aussi virulent?

«Non. On ne peut pas être enragé pendant trois ans. On vit dans une démocratie. Il faut respecter l'autre. Peut-être que c'est un homme charmant, drôle. Mais je ne voterai jamais pour lui. En lui envoyant ces livres, j'essaie de lui montrer ce qui lui manque dans sa vie personnelle, intellectuelle et aussi politique. Je ne peux pas concevoir comment on peut être un leader politique d'une société sans lire de la littérature. Pour moi, la littérature ouvre le coeur. En lisant quelque chose comme The Eyes Are Watching God, on a vécu l'existence de quelqu'un d'autre. On a plus d'empathie.»

Qui sait, peut-être qu'on se souviendra davantage de Yann Martel comme un grand lecteur que comme un auteur de génie.

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Béatrice et Virgil. Yann Martel. Traduction française de Nicole et Émile Martel, aux Éditions XYZ, 218 pages.