Mieux connue pour ses romans historiques, Ève de Castro a choisi de se mettre à nu dans son dernier roman, Cet homme-là, récit d'un amour douloureux entre un homme et une femme de milieux très différents. Toute ressemblance avec des personnes ayant déjà existé n'est pas fortuite... Nous avons discuté avec l'écrivaine lors de son passage la semaine dernière au Salon international du livre de Québec.

Ève de Castro n'a presque pas fait la promotion de son dernier roman en France - du moins sans préciser qu'il s'agissait d'une autofiction - parce que la souffrance était encore trop vive pour parler ouvertement d'un sujet qui la concerne personnellement. Oui, comme Marie dans le livre, elle a vécu une histoire d'amour avec un homme qui n'appartenait pas à son milieu très «Vieille France», celui de la particule, de l'élite, des bonnes manières. Comme pour Marie, cela s'est plutôt mal terminé.

«C'était une histoire très difficile à vivre, à cause du rejet complet de notre couple par mon environnement, explique-t-elle. J'avais envie d'écrire un livre qui montrerait toute l'intolérance, les moqueries et le mal que peuvent causer ceux pour qui tout ce qui n'est pas dans leurs normes est méprisable. C'est un peu un coup de gueule envers eux. Je me suis aussi demandé pourquoi des gens comme nous, qui n'ont a priori rien pour se rencontrer, tombent amoureux. Pourquoi cette cristallisation? Il m'est apparu qu'il fallait remonter à l'enfance. Chacun pensait que l'autre allait le guérir de ses blessures.»

Le roman se divise en deux parties: Enfances et Spirale. Nous découvrons comment les personnalités de Marie et de Roméo, son amoureux, se sont construites avant qu'ils ne se rencontrent, et avant qu'ils ne sombrent ensemble. Roméo, enfant pauvre de l'île Maurice, a vécu dans la violence et le dénuement, et n'a pas beaucoup d'éducation; Marie a grandi dans une famille où le mensonge était nécessaire pour préserver les apparences, et dans un respect des conventions qui l'empêche de se connaître elle-même. Elle a trois enfants, deux mariages et plusieurs livres derrière elle lorsqu'elle croise Roméo et tombe follement amoureuse de lui. «Cet homme-là» est censé être le bon, celui qui la révèle à elle-même.

«Comme elle le dit, il ne lui suffit plus d'écrire, elle veut vivre, note Ève de Castro. Elle est allée au bout de ce qu'elle était capable d'entretenir comme mensonge et des livres qui lui permettaient de se cacher. Cet homme qu'elle rencontre lui donne l'impression qu'avec lui, elle pourra vivre vraiment.»

Les mots et la chair

Mais comment aimer sans vouloir changer l'autre? Car Roméo est un homme de peu de mots, qui vit dans le présent et parle avec son corps. Marie est entièrement dans sa tête, dans ses livres et ses rêves. Ils ne parlent pas le même langage, sauf au lit.

Ève de Castro connaît très bien ce refuge des mots, et ses limites. «C'est un écran, dit-elle. J'étais une petite fille très seule, extrêmement complexée, mal dans sa peau. Je me trouvais laide et bête et, en plus, j'étais très myope. Déjà, cela mettait le monde à distance et, pour me protéger du monde, je lisais. Les mots, c'était une espèce de rengaine qui me berçait. Les livres me permettaient d'échapper à la réalité concrète que j'avais du mal à supporter et, plus tard, l'écriture a procédé de la même démarche. À savoir qu'on quitte le monde réel pour entrer dans d'autres lieux, d'autres époques, d'autres têtes. Marie, durant toute sa vie, suit les mots comme le Petit Poucet suit des cailloux pour ne pas se perdre elle-même.»

Tout de même, c'est encore l'écriture qui permet à Marie - et à Ève de Castro - de se sortir de la spirale descendante d'un amour voué à l'échec, auquel elle croyait de toute son âme. Roméo fait cadeau à Marie de son histoire, de son parcours, pour qu'elle puisse écrire ce roman, qui devient alors pour le lecteur une mise en abîme. «C'est assez touchant d'ailleurs, laisse tomber Ève de Castro, pensive. Parce que le couple qui a été à l'origine de ce livre vivait dans une grande violence. Et pourtant, cet homme-là a fait cadeau à l'écrivain que je suis, et à la femme de cette histoire, de son histoire à lui pour qu'elle en fasse un livre. Il percevait cela comme un sacrifice pour racheter le mal qu'il lui faisait. Je ne sais pas très bien pourquoi il l'a fait.... Mais il a vraiment joué le jeu et, quand il a lu le livre, il s'y est complètement reconnu. Il l'a pris très sereinement.»

Et malgré toute la souffrance vécue, Marie remercie cet homme qui lui a permis de ne pas abdiquer dans sa vie. Comme quoi, même si les histoires d'amour finissent mal en général, elles ont au moins le mérite de nous faire avancer, pour peu qu'on accepte d'apprendre de ses erreurs. «Je pense qu'il y a un moment où il faut laisser l'enfance derrière soi, même si elle a été difficile, et commencer à exister avec ses propres valeurs, résume Ève de Castro. Marie et moi avons grandi dans un milieu où on dit: «Il faut faire cela, il faut dire cela, il faut aimer telle personne, il faut élever les enfants comme ça...» Mais où est la part de choix là-dedans? Après avoir écrit un livre comme celui-là et vécu une histoire comme celle-là, redevenir juste soi, avec la conscience de ses défauts, c'est une vraie liberté. J'espère que Marie, et moi aussi, fera dorénavant des choix pour des raisons qui ne dépendront que d'elle.»

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Cet homme-là. Ève de Castro. Robert Laffont, 325 pages.