Dix ans après le départ de Pinochet, près de 30 ans après la chute d'Allende, comment reconstruit-on sa vie quand le passé hante encore les esprits? Trois titres récents, L'ombre de ce que nous avons été, de Luis Sepúlveda, Eucalyptus, du Montréalais Mauricio Segura et l'anthologie Nouvelles du Chili y répondent à leur façon.

Le nouveau roman de Luis Sepúlveda (Le vieux qui lisait des romans d'amour) a été récompensé l'an dernier par le lucratif prix espagnol Primavera (200 000 euros).

L'auteur, qui a lui-même connu les prisons de Pinochet, dédie son 14e roman à ses camarades «qui sont tombés, se sont relevés, ont soigné leurs blessures, conservé leurs rires, sauvé la joie et continué à marcher». Cela résume tout l'esprit de ce beau roman à la fois sombre et joyeux.

Trois - ou peut-être quatre - anciens militants de gauche se retrouvent après 35 ans d'exil pour prendre part à une action vaguement révolutionnaire dont ils ignorent tout. Plus gros, plus vieux, plus chauves, ils attendent le Spécialiste, qui ne viendra pas, ayant malencontreusement reçu sur la tête un vieux tourne-disque. Que reste-t-il de leur engagement passé? Qu'ont-ils vécu avant d'arriver là?

Mine de rien, le roman raconte de grands pans de l'histoire récente, la torture qui a grillé le cerveau de l'un d'eux, l'exil en Europe, les amis assassinés ou disparus, «l'épidémie d'amnésie nécessaire et salvatrice», le retour difficile. Mais sous la plume de Sepúlveda, le récit du séjour surveillé d'un des compères au «paradis de Ceaucescu» devient un exercice hilarant. Parce que la vie continue.

Ces papis révolutionnaires et désillusionnés ne reconnaissent plus les lieux de leur jeunesse. Dans cette triste histoire racontée par les perdants, on sent aussi un espoir dans la nouvelle génération, celles des premiers policiers «aux mains propres», nés après le coup d'État.

Soucieuse de faire connaître le dynamisme d'une littérature qui a donné naissance à deux prix Nobel (Gabriela Mistral et Pablo Neruda), la maison d'édition québécoise L'instant même a rassemblé des nouvelles de 26 auteurs chiliens actuels. Tous sont écrivains. Certains sont aussi professeurs ou journalistes. Nouvelles du Chili, anthologie de la nouvelle chilienne actuelle, à la qualité d'offrir un portrait neuf et vivant de la littérature chilienne contemporaine.

Les récits ne traitent pas tous de l'histoire politique. Mais ici encore, le passé laisse des traces.

Troublante, cette histoire d'un propriétaire terrien menacé par les travailleurs et dépossédé pendant la réforme agraire d'Allende, et qui venge de façon sordide son taureau torturé (Le taureau). Grinçants, ces mensonges qu'on se raconte à soi-même pour surmonter la honte: «Je vous le jure, c'était par amitié», répète un militaire, pour expliquer son zèle à tabasser son ancien coéquipier de football, accusé faussement, pour la seule gloire du capitaine. Tout aussi troublante, mais dans un autre registre, cette nouvelle mettant en scène la rencontre sulfureuse de deux anciens amants et ex-militants de gauche qui se retrouvent par hasard après des années. (L'homme au manteau jaunâtre et la femme qui l'aimait).

Ceux qui tentent de vivre en marge de la dictature: pas de chance, on les rattrape et les dénonce. Comme cet inventeur un peu fou qui avait pour seul défaut de concevoir des machines belles et inutiles. (La machine).

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L'ombre de ce que nous avons été. Luis Sepúlveda. Éditions Métailié 2009. 150 pages, 24,95 $.

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Nouvelles du Chili, anthologie de la nouvelle chilienne actuelle. L'instant même 2009. 265 pages, 27,95 $.