Umberto Eco s'est récemment découvert un point commun avec James Joyce: une passion pour les listes provenant de longues heures passées à lire des textes médiévaux durant leur jeunesse. Le célèbre sémiologue italien est arrivé à cette conclusion quand le Louvre lui a demandé d'organiser une exposition et une série de conférences. Il s'est rendu compte que sa fascination pour les listes lui provient de deux sources: ses études médiévistes et sa passion pour l'écrivain irlandais.

Pour Eco, les listes sont au coeur de la culture occidentale. Homère s'en est servi pour montrer la puissance navale grecque. Les listes donnent aux prières médiévales leur puissance envoûtante. Le naturalisme du XIXe siècle, puis les auteurs modernes comme Joyce, ont utilisé de longues descriptions du contenu d'une maison, d'une chambre voire même d'un simple tiroir pour camper leurs personnages et donner de la chair à leurs sentiments. Plus récemment, les défilés de danseuses vêtues de plumes des films américains des années 20 ont personnifié l'«accumulation de marchandises» décriée par Marx dans son attaque contre le capitalisme.

Les commissaires du Louvre ont fourni à Eco plusieurs oeuvres pour illustrer son propos. Ils ont même choisi le titre, Mille e tre (1003 en italien). «C'est un moment de l'opéra Don Giovanni de Mozart», explique Pauline Guelaud, chargée de la production pour l'art contemporain, avec qui La Presse a fait une entrevue parce que M. Eco n'en donnait pas avant la mi-décembre. «Le valet de Don Juan, Leporello, énumère les 1003 conquêtes de son maître, en précisant combien il en a eu dans chaque pays. C'est un air célèbre.»

La réflexion d'Umberto Eco était inédite, selon Mme Guelaud. «Étonnamment, le thème n'a pas été traité précédemment. Il y a eu un petit projet d'écriture il y a une vingtaine d'années, mais ça traitait uniquement de l'écriture dans l'art. Réellement, une compilation des listes dans différents secteurs n'a jamais été faite.»

Le livre qu'a tiré de l'exposition l'auteur du Nom de la rose est richement illustré et comporte une centaine d'extraits d'oeuvres littéraires pour illustrer son propos (il se cite lui-même). On se surprend à constater que la liste a en effet une importance capitale dans une foule de domaines, de la rhétorique aux mathématiques (comment penser à la notion d'infini autrement que par une liste qui s'étire... à l'infini?). Il montre comment l'inclusion dans une liste permet un jugement scientifique, voire moral, comme dans les Wunderkammer (chambre des merveilles) de la Renaissance, qui ont contribué à faire des pays lointains des objets de curiosité, des anomalies.

La liste peut aussi être pervertie. Umberto Eco montre comment l'époque moderne l'a déformée pour défaire l'ordre logique du monde imaginé par les philosophes médiévaux. L'as de la liste déformée est Rabelais. «De toute évidence, il n'y a aucune raison de recenser tant de façons inouïes de se laver le postérieur, tant d'adjectivations du membre viril, tant de manières d'égorger les ennemis, tant de jeux auxquels Gargantua savait jouer.» Cette déformation a permis la «poétique de la liste», la liste dressée «par amour de la liste». Aujourd'hui, les listes poétiques et pratiques se marient dans les catalogues des bibliothèques qui, lorsqu'on les récite, ont un «caractère incantatoire» qui a fasciné plusieurs écrivains contemporains, comme Italo Calvino.

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Vertige de la liste. Umberto Eco, Flammarion, 398 pages.