Mon rapport avec le livre est plutôt physique. Je me souviens de ces terribles faims qui me réveillaient la nuit. Je me levais alors pour aller chercher un livre, comme d'autres vont se faire un sandwich. Je retournais ensuite au lit, me glissais sous les draps en laissant filtrer un rai de lumière pour pouvoir lire.

À Port-au-Prince, j'avais un réseau d'amis avec qui j'échangeais des livres. On devait lire le bouquin rapidement pour le passer tout de suite après à un autre. Le livre semblait tout content de ne jamais se reposer. Il passait sa vie de main en main comme un bébé dans une famille nombreuse. On l'emmenait partout afin de le terminer le plus vite possible. Son espérance de vie était brève, mais pas plus ni moins que celle de ses lecteurs. La vie vite, quoi! À peine arrivé à Montréal, je voulais des livres à moi. Dans cette petite chambre crasseuse et ensoleillée de la rue Saint-Denis, j'ai commencé à collectionner des classiques grecs et latins. C'était bon marché. J'entendais ainsi me former le goût. C'est ainsi que j'ai découvert l'ami Horace, un type très drôle. Mais surtout je me levais la nuit pour aller admirer mes livres, les prendre dans mes mains pour les humer (j'avais une vingtaine de livres neufs sur une petite étagère). Horace, Virgile, Lucrèce, Homère, Hérodote, Aristote, et Dante, dormaient à portée de ma main. Quand, plus tard, j'ai pu rassembler beaucoup plus de livres, j'ai commencé à oublier certains écrivains qui vivaient pourtant dans la même pièce que moi, et à regretter ce temps, à Port-au-Prince, ou les livres circulaient de main en main, et mouraient sans jamais connaître cette maison de retraite qu'est une bibliothèque.Une lectrice

Beaucoup de gens ont lu ce bref livre (84, Charing Cross Road, Livre de poche, 2001) de Helene Hanff qui fait à peine 150 pages. C'est une correspondance entre une lectrice passionnée vivant à New York et un scrupuleux libraire londonien. J'en avais vaguement entendu parlé, mais plutôt en bruit de fond dans les cocktails littéraires (ces chuchotements d'initiés rappelant un peu les premiers chrétiens de la secte de Christian Bobin).

Dernièrement, je suis allé rencontrer des lecteurs à la bibliothèque de Magog. On a longuement discuté, et beaucoup plus de la vie que de littérature. Comme cela se passe toujours avec les gens qui aiment vraiment les livres. Un bon livre nous pousse vers les gens plutôt que vers un autre livre. Trop tard et trop de vin pour rentrer chez moi, la bibliothécaire m'offrit le gîte et le bouquin (non, non, je l'ai payé 5 $) de Helene Hanff.

C'est simple, je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Je l'ai passé ensuite à ma femme qui, elle, l'a lu dans l'autobus en allant travailler. Ce n'est pourtant pas une de ces histoires haletantes, lourd mélange de paranoïa et d'insomnie, qu'on nous sert à tour de bras. Le sujet du livre de Hanff, c'est la passion de la lecture. On parle ici de passion physique.

À New York, après la guerre, les livres étaient mal reliés et les bibliothèques pauvrement garnies. Pour cette lectrice boulimique et d'un goût absolu (comme on peut dire de l'oreille d'un musicien), Londres semblait plus proche que la librairie de Manhattan qui se trouvait pourtant à quelques coins de rues de chez elle. C'est ainsi que commence la correspondance entre cette Américaine et ce libraire anglais. L'humour frontal américain face au flegme anglais. Les livres et les lettres se croisant par-dessus l'océan. Hanff est toujours prête à payer le fort prix pour une bonne édition, mais elle veut aussi en avoir pour son argent (sa générosité est ailleurs). Et elle fait souvent de très bonnes affaires: par exemple, 2,50 $ pour une magnifique édition du Parfait Pêcheur. Elle s'intéresse à presque tout, sauf aux romans qu'elle trouve futiles. Il lui faut des «histoires vraies» (je n'ai jamais compris cette expression).

Elle adore John Donne, mais déteste ces poètes mystiques pleurnichards tels que William Blake («De toute façon, je n'aime pas Blake, il a trop de vapeurs»). Dans ce petit livre où on ne trouve, étonnamment, presque pas de réflexion sur le style ni de dissertation brumeuse sur les préraphaélites, ce qu'on retient, c'est d'abord l'éclatante personnalité de mademoiselle Hanff. Pour elle, le livre est un grand mouvement qui englobe l'écrivain, l'éditeur, le libraire et le lecteur. Chaque maillon de la chaîne semble indispensable. Et on suit dans cette correspondance le trajet du livre. La première lettre du 5 octobre 1949 commence ainsi: «Je suis un écrivain sans fortune, mais j'aime les livres anciens...» Et cette correspondance durera jusqu'à la mort du fameux libraire. Trois ans plus tard, le livre sera publié, et elle deviendra célèbre. Mon seul regret, c'est de ne pas voir le nom du libraire, Frank Doel, sur la couverture du livre. Il en est autant l'auteur que Helene Hanff. C'est un étrange livre fait par un libraire et une lectrice.

La poésie, le dimanche

Il y a des gens qui fuient la poésie comme la peste. Ce sont surtout ceux qui croient qu'il faut lire tout le recueil d'une traite, comme un roman.

Des fois quatre vers suffisent. Trois dans le cas de Paul Chanel Malenfant (Des ombres portées, édition du Noroit, 2004):

Juste avant de se taire quand l'obscur

s'agite autour, juste avant le refuge

de l'oeil en son alcôve.


On n'est pas obligé de croire qu'il s'agit de la mort, ni de penser à une quelconque symbolique sexuelle («l'oeil en son alcôve», je vous vois venir). On peut simplement passer la journée à siroter ces vers comme si c'était du vieux rhum. Cette chaleur dans le ventre suffit amplement pour faire notre journée.

Voici le coloré Jean Charlebois (Blancbleubrunjaunenoirorangeroserougevert, Lanctôt éditeur, 2004), le dernier trappeur qui refuse de quitter sa forêt en perpétuel mouvement. De ces arbres qui l'entourent, il en extrait des odeurs, des saveurs et des couleurs inédites, avec quoi il espère nous intoxiquer. C'est bizarre qu'une poésie si baroque soit tant habitée par le silence. C'est le même silence qu'on entend quand, venant de la ville, on pénètre dans une forêt. Ce n'est pas tant le silence que la fraîcheur d'un nouvel univers. Il faudra, ce premier moment passé, faire face ensuite à l'immense vacarme d'une forêt vivante. Il y a chez Charlebois de ces fulgurances qui coupent le souffle:

Je te prends tellement au sérieux

Lorsque tu es nue comme un éclair de longue durée.



L'année dernière, Davertige semblait si heureux au Salon du livre de Montréal. C'était son premier salon. Et les poètes québécois lui avaient fait fête, le plaçant au milieu d'une photo de groupe. Cette année, il n'est pas là (il est mort cet été), mais son ombre se fait encore plus dense.

D'ailleurs, on lui rend hommage au stand des éditions Mémoire d'encrier où vous trouverez aussi, dans une nouvelle édition, le roman de Jacques Roumain dont je n'arrête pas de vous parler: Gouverneurs de la rosée, 1944. Je peux dire que Davertige, l'homme au petit chapeau de feutre noir et à l'élégance si discrète, me manque déjà. J'ouvre son Anthologie secrète (édition Mémoire d'encrier 2003) à n'importe quelle page (vraiment) et je lis:

Quelle heure est-il quelle heure est-il

L'Horloge de nuage verse des pleurs en plein

Pour cet homme millénaire en hanches soûles de bouteilles

Voici les perles de tessons gravitant autour de ses yeux

De ses yeux bleus de ses yeux morts où se reflètent les soleils


Trois poètes pour un dimanche. Je sais que la priorité dans les salons du livre est donnée aux romans historiques, aux bandes dessinées, aux essais sur la guerre et aux livres de cuisine... Et si aujourd'hui on faisait une exception pour la poésie? Mais comment la reconnaître dans ce capharnaüm? La poésie est comme la vérité, monsieur, si on la cherche vraiment, on risque de la trouver.

Gourmandise!

On ne parle que de ça. De quoi donc? Du fait que le Salon du livre de Montréal, cette année, fait la part belle aux livres de cuisine. Des écrivains l'ont pris pour une insulte personnelle (Seigneur! ces gens-là prennent la mouche facilement). Des cuisiniers qui ont publié des livres de recettes se sentent un peu gênés de cet honneur subit tout en étant bien heureux au fond. J'ai même entendu à la radio ce cri du coeur: «Le Salon du livre, c'est pour les vrais écrivains!» Le mot «vrai» me fait toujours peur. Je ne sais pas trop ce qu'est un roman. Peut-être le vaisseau spatial qui permet le voyage, mais le voyage, c'est toujours le lecteur qui le fait.

Alors un livre de cuisine, un roman, un livre de mathématiques, cela dépend seulement du lecteur. Bon, tout ce bruit me pousse à aller lire plus attentivement les livres de cuisine. Il s'y passe peut-être des choses. Le roman qu'on mange menacerait-il le roman qu'on lit? Mais au lieu de pleurnicher, pourquoi les romanciers ne se mettent-ils pas au livre de cuisine. Émile Ollivier (La Brûlerie, Boréal, 2004), lui-même excellent cuistot, a toujours rêvé d'écrire un livre de cuisine qui lui permettra, entre deux recettes, de parler de tout et de rien.

Je suis allé, un dimanche, chez Ollivier pour le regarder cuisiner comme d'autres vont assister à un match de baseball. On a débuté par un rhum sec qu'on a bu tout en épluchant les légumes. Ollivier mettait l'eau à bouillir avant d'y jeter un peu d'huile et une bonne poignée de sel. Pendant qu'il préparait la sauce (je vous parlerai un autre jour du riz d'Ollivier), on a évoqué ce magnifique roman qui est, à mon avis, le plus beau roman jamais écrit sur les rapports entre la cuisine, l'amour et la vie (d'autres préfèrent Le Festin de Babette qui est aussi chavirant mais une pointe trop janséniste à mon goût). Je parle du roman de l'écrivain brésilien Jorge Amado, Gabriela, girofle et cannelle, paru en 1958. Pour écrire ce roman, Amado, si dévot et déjà compassé, a dû s'éloigner un peu, dès 1954, du parti communiste. En fait, il a pris un chemin de traverse, devenant comme il le dit lui-même «l'anti-docteur par excellence, l'anti-érudit, trouvère populaire, écrivaillon de feuilletons de colportage, intrus dans la cité des lettres, un étranger dans les raouts de l'intelligentsia.» Hourra! Comme quoi la gourmandise mène à la révolution. C'est de cela qu'on causait, Ollivier et moi: «gourmandise, révolution et sensualité». Joli programme, n'est-ce-pas? Et durant toute cette conversation ensoleillée et tropicale, Ollivier ne cessait de surveiller ses chaudrons, ajoutant çà et là une épice à chaque fois inconnue à mon nez. Il cuisine comme il écrit, avec une légère préciosité.

La cuisine reste, à mon avis, l'art le plus proche du roman. C'est d'abord un art de la digression. En cuisine comme en roman, on part d'un point pour aller à un autre, mais il faut surtout savoir flâner en chemin. Ce que je reproche aux administrateurs du Salon, c'est de n'avoir pas poussé le thème de la gourmandise jusqu'au bout pour, finalement, faire de ce salon une immense cuisine. Un carnaval d'odeurs, de couleurs et de goûts. Une explosion des sens. Une foule ripaillant. Une beuverie sans fin avant la longue nuit de l'hiver. Mais non, encore une fois, on s'est contenté du simple mot «gourmandise». Comment voulez-vous qu'on prenne les écrivains au sérieux si pour eux un mot n'est qu'un mot? Le premier qui organise un autre jeu plus amusant, j'y cours. Vous ne pensez pas que je vais passer ma vie à aller voir des gens debout se faire signer des livres par des gens assis. C'est dimanche, nom de Dieu.