L'auteure Anne Élaine Cliche (La pisseuse, Grand Prix du Livre du Montréal) tortille le langage depuis plusieurs années déjà. On lui reproche parfois un trop grand souci d'érudition, exploration qui, pourtant, sert chaque fois magistralement son propos. C'est encore le cas aujourd'hui avec ce magnifique Mon frère Ésaü, témoignage hachuré d'une absence cruellement ressentie, celle du frère brouillon disparu qui fait tache dans le monde organisé de sa jumelle.

Autoproclamés Jacobe et Ésaü à la suite de leur incursion précoce dans la Bible illustrée de la famille, les jumeaux n'auront de cesse de se frapper l'un sur l'autre, la soeur harassant de sa présence curieuse un frère qui ne sait que la repousser. Ils se savent déterminés par leur nature profonde et contradictoire - l'une percevant le monde de façon rationnelle, l'autre puisant le sens dans l'organicité - Jacobe choisit un jour d'entreprendre des démarches de retrouvailles en tentant de décrire son frère. La tâche lui fera réaliser que sa propre langue ne sait que traduire l'impossible lien avec sa moitié manquante.

 

Rédigé dans une harassante surenchère où les mots s'empilent, s'accumulent sans répit afin de parvenir à décrire un être qui s'échappe, Mon frère Ésaü ne se lit pas facilement. Or, toute l'entreprise semble là. À l'image des tableaux du frère artiste disparu, il faut appréhender ce texte mâchonné et rabattu comme une matière plastique exposée aux regards. «Je perds ma langue toutes les deux ou trois phrases. La retrouve ampoulée ou verbeuse; la tronçonne pour l'éclaircir, galvaniser; elle revient plus insécable encore; je la plie, la tords, l'écrase [...] la frappe d'un bégaiement; qu'elle bute; piétine, trébuche.» Si Ésaü tente de transcender la matière en amalgamant le sang des bêtes pour en faire des oeuvres d'art, Jacobe pétrit les mots à la recherche d'une image juste de son frère, image qui se dérobe continuellement.

Un épisode plus factuel refera néanmoins surface entre les balbutiements de Jacobe. Celui d'un procès où le peintre habité de sa rage originelle se voit accusé d'avoir tué une enfant avant d'être acquitté, faute de preuves. Le courroux présent dans les oeuvres de l'artiste justifie-t-il le soupçon? L'auteure Anne Élaine Cliche profite de l'anecdote pour remuer la lave des pulsions enfouies et de leurs réelles portées tout en abordant ici le mystère de la fratrie, polarisant deux visions nettes du monde, celle de la fureur et celle de l'analyse. Ésaü décortique les cadavres, broie les os, tandis que Jacob dépèce le Pentateuque, creuse leurs origines nordiques, sonde la possession de territoires et l'architecture, trie les souvenirs en cherchant à leur insuffler une réponse, enfin, cherche où peut bien être Ésaü, envolé depuis 10 ans, malgré le succès d'une oeuvre controversée qui n'a pas trouvé sa conclusion...

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Mon frère Ésaü

Anne Élaine Cliche XYZ, 240 pages, 25$

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