Il arrive parfois, bonheur inattendu, plaisir indéfinissable, qu'une lecture - la traversée d'un livre - vous séduise au-delà de l'ordinaire, qu'un récit vous saisisse et ne vous lâche pas ou qu'il vous lâche, justement, la dernière page tournée, l'ultime phrase lue. Telle une petite mort, l'impression d'abandonner, d'être abandonné, l'obligation de passer à autre chose... C'est ce qui m'est arrivé avec ce bouquin au titre curieux, Un chien mort après lui, que Jean Rolin emprunte à Malcolm Lowry dans la dernière phrase d'Au-dessous du volcan quand le consul alcoolo est abattu comme un clébard: «Quelqu'un jeta un chien mort après lui dans le ravin.»

Ce n'est pas le consul qui préoccupe Jean Rolin, c'est le clebs, le chien (mais l'homme aussi, métaphoriquement, ce livre est d'une intelligence rare, d'un humanisme névralgique), et en particulier les chiens errants, domestiqués et retournés à l'état sauvage, chiens perdus sans collier, seuls ou en meutes, dans les banlieues, les bidonvilles, sur les routes, dans les décharges, au coin des guerres, chiens «féraux», écrit-il (du mot anglais feral), qu'il est allé observer du Turkménistan jusqu'en Australie, du Caire à Haïti, de Baltimore au Mexique, à Beyrouth, ailleurs... Ce qui ressemble à une enquête (Rolin est journaliste, Prix Albert-Londres 1988 pour La ligne de front, son voyage dans l'Afrique australe) sans en être une, rattrapée qu'elle est par la littérature, est une méditation mélancolique sur le destin individuel et collectif des chiens comme des hommes dans la débâcle du monde. Chiens bardés d'explosifs par les Russes pour faire sauter les chars allemands, chiens chanteurs de la Nouvelle-Guinée, chiens livrés aux fauves du zoo de Chapultepec, chiens à vendre maquillés en chiens de race, chiens bienveillants envers les ivrognes...

 

Ceux qui connaissent Jean Rolin (frère cadet d'Olivier, l'auteur d'Un chasseur de lions, décidément dans la famille...) ne se surprendront pas de le retrouver à la recherche des chiens perdus, ses semblables, ses frères - il cite Baudelaire pour qui le chien perdu et le sans-logis sont associés -, lui qui déjà, dandy des marges, a enquêté du côté des terrains vagues du périphérique parisien (La clôture, 2002), dans les villages dévastés par la guerre (Campagnes, 2000), les hôtels glauques (Zones, 1995), les installations portuaires en ruine (Terminal Frigo, 2005). Des enquêtes qui sont autant de promenades apparemment désinvoltes mais minutieuses; ce sont ses choses vues qu'il note, attentif aux détails les plus triviaux, prompt à retrouver dans la littérature la plus ancienne, la plus intemporelle, des repères à ses vagabondages, des soutiens à sa mélancolie et ses rêveries de promeneur solitaire qui sait, comme l'a écrit Malaparte, autre écrivain voyageur, dans Kaputt: «Il n'y a pas de voix humaine qui puisse égaler celle des chiens dans l'expression de la douleur universelle.»

Ce mélange troublant de curiosité et de détresse, d'attention à la souffrance animale et d'humanisme foncier, est le fait d'un poignant chef-d'oeuvre.

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Un chien mort après lui

Jean Rolin P.O.L., 350 pages, 41,50$

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