Alors qu'il tourne temporairement le dos à Mystic River et autres polars, Dennis Lehane se penche sur un moment charnière de l'histoire de «sa» ville : la grève des policiers de Boston, en 1919. C'est le coeur d'Un pays à l'aube. Mais cette fresque majestueuse fait aussi écho à tout un pays en crise. Conversation avec celui qui, pour dire ces hommes qui ont tombé l'uniforme, a fait tomber le sien celui d'auteur de romans policiers.

La règle que Dennis Lehane applique depuis toujours: écrire le livre qu'il aurait envie de lire. «La seule véritable constante, dans mes romans, est la présence de Boston... et encore, je l'ai contournée pour Shutter Island», indique l'écrivain joint au téléphone en Floride, où il réside maintenant avec sa femme. «J'ai gardé un pied-à-terre à Boston et j'essaie de m'y rendre le plus souvent possible.»

 

C'est ainsi qu'après cinq enquêtes du tandem Kenzie-Gennaro, parce que le désir l'appelait ailleurs, il a laissé ses détectives privés se reposer et, lui, est allé explorer les eaux troubles de Mystic River. Puis, il s'est rendu à Shutter Island. Avant de se lancer dans ce voyage au long cours qu'est Un pays à l'aube. Une double épopée, puisqu'elle l'a entraîné dans le passé et hors des sentiers plus familiers du thriller: «Pourquoi? Parce que vous ne pouvez pas avoir grandi à Boston sans avoir entendu parler de ça et... vraiment, j'ai eu envie d'en savoir plus sur le sujet.»

«Ça», c'est la grève des policiers de Boston, en 1919 (déclenchée à peu près à la même époque que celle des pompiers et des policiers de Montréal, à laquelle le livre fait référence). Et pour «en savoir plus» sur le sujet, il a travaillé pendant cinq ans. Une expérience différente, très, de toutes les autres. En matière de contenu: «Prenez les sept livres qui ont précédé celui-là. Au total, il y a pour un mois de recherche dedans. Pour Un pays à l'aube, j'ai fait une année de recherche.»

Et en matière d'ampleur: «Il a été clair, très rapidement, que cette histoire-là ne pouvait pas être «enfermée» sur elle-même, qu'elle avait besoin de plus d'espace pour respirer que mes romans précédents. Résultat, il m'a fallu quatre ans pour l'écrire.»

Quatre ans et deux veines principales qui finiront par se rejoindre: d'un côté, Luther Laurence, jeune Noir de l'Ohio, joueur de baseball d'exception, qui tombera de Charybde en Scylla après avoir perdu son emploi à l'usine (il faut laisser la place aux Blancs qui reviennent du front) et atterrira à Boston; de l'autre, Danny Coughlin, policier, fils de capitaine de police et filleul du chef des «forces spéciales» qui le poussera à s'infilter dans les milieux syndicaux afin de repérer «les fauteurs de troubles».

Personnages historiques

Interviennent aussi, parmi ces personnages de fiction, certains hommes aux noms familiers. Calvin Coolidge, J. Edgar Hoover et même Babe Ruth - qui «ouvre» le roman dans un match aussi fictif que formidable où il affronte Luther; et qui sert de comic relief, ici et là, au fil de ce Pays à l'aube assez sombre: «Même s'il arrive des choses très sérieuses dans le livre, le point de vue de Babe, lui, est toujours très drôle», explique le romancier, qui a vite compris qu'il lui serait impossible de parler de la grève des policiers sans faire intervenir des personnages historiques. Une fois qu'il s'en est rendu compte, il a décidé d'utiliser certains d'entre eux - «Pas vraiment eux mais ma vision d'eux» - aux fins de son récit.

Cela l'a amusé. Il en avait besoin. Parce que s'il a appris une chose de l'aventure, c'est... «Soyez prudent quand vous souhaitez quelque chose.» Il voulait l'écrire, ce roman. Avant de s'y mettre. Une fois dedans, «la plupart du temps, ce n'était pas une expérience agréable. Oh, il y a eu des jours où c'était bien! Mais entre eux, des mois où ça ne l'était pas.» Il le reconnaît. A même déclaré «Plus jamais!» à un journaliste qui lui demandait s'il redonnerait dans le genre historique. Depuis, l'eau a coulé sous les ponts. Il le sait maintenant et l'annonce: il renouera avec les familles qu'il nous a présentées dans Un pays à l'aube.

Mais pas tout de suite: après les avoir «abandonnés» pendant 10 ans, il a retrouvé Kenzie et Gennaro, à qui il est en train de concocter une sixième enquête; de plus, après avoir écrit trois épisodes de l'excellente série The Wire, il a pris goût à l'écriture télévisuelle et travaille actuellement à une série de son cru: «Tout ce que je peux en dire, c'est que ça se déroule à Boston, dans les années 70.»

Au grand écran

Sur le front cinéma, il n'a de projets que par procuration: après Mystic River et Gone, Baby, Gone, respectivement portés à l'écran par Clint Eastwood et Ben Affleck, Shutter Island verra le jour au cinéma cet automne, grâce à Martin Scorsese; et Un pays à l'aube, dont les droits ont déjà été achetés par Sony/Columbia, pourrait fort bien se retrouver entre les mains de Sam Raimi.

Tout ça, à distance raisonnable du romancier, qui ne scénarise pas ses oeuvres: «Je ne peux pas divorcer à ce point de mes livres, ce serait comme demander à un chirurgien d'opérer son propre enfant.» Cela fait image. Or, Dennis Lehane sait manier cela à merveille. L'image. Alors, que ferait-il d'un scalpel?