«Les Irakiens meurent pour que vive l'Amérique latine.»

Cette phrase de Jean Ziegler illustre bien le ton de son livre La haine de l'Occident. Le sociologue suisse y explique et y justifie la haine des pays en voie de développement envers l'Occident, coupable de plusieurs siècles d'exploitation et de violence. La crise financière actuelle, selon lui, mènera à un profond réaménagement des relations internationales, au bénéfice de tous les pays.

En entrevue téléphonique avec La Presse, M. Ziegler a donné comme exemples de ces changements l'élection d'un président autochtone en Bolivie et la «révolution bolivarienne» au Venezuela. «J'ai des amis comme Régis Debray qui estiment que les Irakiens meurent pour que vive l'Amérique latine. Les États-Unis ne peuvent intervenir contre Lula (Brésil), Morales (Bolivie), Correa (Équateur) ou Chavez (Venezuela). C'est certainement une analyse très juste. S'ils n'étaient pas occupés en Irak, les États-Unis ne toléreraient jamais la remise en question des élites proaméricaines en Amérique latine.»

 

Le livre du pamphlétaire genevois commence par une discussion avec une diplomate sri-lankaise à propos de sanctions contre le Soudan pour le génocide au Darfour. «Pourquoi nous attaquent-ils toujours?» éclate la diplomate.

«Nous», c'est l'ensemble des pays en voie de développement, des pays non occidentaux, un ensemble qui comprend le Darfour. Comment une personne aussi éclairée que son amie sri-lankaise peut-elle défendre les actions du Soudan au Darfour? s'est demandé M. Ziegler, qui a occupé plusieurs postes à l'ONU dans la dernière décennie, notamment dans le dossier des famines.

Cet épisode est emblématique d'une vague de fond: la «renaissance mémorielle» du tiers-monde. «Le colonialisme est fini depuis deux générations, l'esclavage depuis un siècle et demi, et pourtant, c'est maintenant que l'hémisphère sud demande des excuses, dit M. Ziegler. Ça peut paraître étrange, mais avec l'Holocauste aussi il y a eu un décalage; il a fallu une génération pour commencer à en parler.»

N'existait-il pas déjà, dès les années 70, des «tiers-mondistes» qui avaient le même discours de culpabilisation de l'Occident et de sanctification des autres pays? «Oui, mais ce discours était limité à l'élite occidentale. Ce qui est nouveau, c'est que les pays en voie de développement se le sont approprié.»

Plusieurs analystes notent que certains des hommes forts du nouveau tiers-mondisme, Hugo Chavez au Venezuela et Mahmoud Ahmadinejad en Iran, font face à des difficultés budgétaires dues à l'effondrement du cours du pétrole, qui pourraient atténuer leur antiaméricanisme, ou à tout le moins leur attirer les foudres de leur population. «Je ne crois pas, répond M. Ziegler. L'énergie fossile va rester totalement dominante.»

 

Les bienfaits de ChavezAu printemps dernier, l'ex-économiste en chef du Parlement vénézuélien, qui était en poste de 2000 à 2004, au début de l'ère Chavez, a publié dans l'influente revue Foreign Affairs un essai dévastateur où il affirme, chiffres à l'appui, qu'Hugo Chavez a nui aux pauvres.

En gros, Francisco Rodriguez, maintenant professeur d'université aux États-Unis, démontre que certains des progrès réalisés étaient déjà en cours avant Chavez, que d'autres sont attribuables à la hausse des prix du pétrole, et que les pauvres des pays voisins ont vu leur sort s'améliorer plus rapidement que ceux du Venezuela.

Le sociologue de 74 ans balaie ces arguments du revers de la main. «Quiconque a été sur le terrain au Venezuela sait que les programmes d'aide sociale ont totalement transformé le Venezuela.»

Quelles sont les mesures nécessaires pour que cesse la «haine de l'Occident»? Faut-il des excuses formelles? Une réduction du niveau de vie occidental?

«Je pense que la crise actuelle va mener naturellement à la solution», dit M. Ziegler, qui est lié à l'organisation de gauche catholique Emmaüs. «L'ordre cannibale capitaliste est terminé. Le masque néolibéral est tombé. On voit que les vrais maîtres du monde sont les oligarchies financières, les spéculateurs, qui ne fonctionnent qu'avec avidité. Dans le tiers-monde, les gens vont beaucoup souffrir. Aux États-Unis, les gens vont perdre leur maison, leur caisse de retraite. En Europe, les impôts vont augmenter et les prestations sociales baisser. Cette souffrance va amener les gens à réfléchir, à établir un contrat social planétaire. L'Occident va renoncer à exiger le paiement de la dette extérieure des pays les plus pauvres, les Nations unies vont enfin obtenir la place qu'elles doivent avoir, les transferts financiers et technologiques vers les pays pauvres vont augmenter. Nous devons être confiants. Sinon, ce ne sont plus quelques milliers de réfugiés de la faim qui traverseront la Méditerranée, mais des millions.»

La haine de l'Occident

Jean Ziegler

Albin Michel, 300 pages, 31,95$

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