J'ai perdu cet été un écrivain que j'aime beaucoup, Albert Cossery (1913-2008), vénérable résilient que je pensais increvable. Il a vu, connu et enterré toute la faune germanopratine. Physiquement, il avait l'air d'un lézard ou d'une momie vivante, avec un trou dans la gorge causé par le cancer. La paresse était pour lui un art de vivre, et il n'aura publié qu'une dizaine de livres dans sa longue «carrière», peuplés d'arabes fumeurs de haschisch et de chèvres lubriques.

Dans une entrevue il y a quelques années, il s'énervait contre les auteurs qui profitaient de leur maladie pour s'attirer des lecteurs. «Je n'ai jamais fait d'argent avec mon cancer!» Pour cet aristocrate obstiné, rien de plus vulgaire que de faire son nom et sa fortune sur la pitié.

 

Depuis, je me méfie des livres-témoignages, de l'écriture-thérapie. Il arrive trop souvent qu'on prenne les lecteurs pour des déversoirs de misère humaine, alors que le lecteur, comme tout un chacun, essaie de s'en sortir du mieux qu'il peut dans cette existence absurde. Il ne faut pas lui en vouloir de s'endormir sur les malheurs d'écrivains médiocres. Tout le monde a quelque chose à dire sur la souffrance, mais, c'est bête à dire, ce n'est pas tout le monde qui en a le talent.

Aussi ai-je reculé lorsque mon collègue David Homel m'a chaudement recommandé l'autobiographie de Brian Brett, Vacarme pour une musique, une traduction d'Aline Apostolska publiée dans la collection «Ici, l'ailleurs» de Leméac, dont il signe d'ailleurs la préface.

Brian Brett souffre du syndrome de Kallman, un problème congénital assez rare et grave qui l'a confiné dans une interminable puberté. Les garçons touchés par cette anomalie ont l'air d'hermaphrodites. Toute sa vie, Brian a reçu des doses massives de testostérone pour combattre son déficit hormonal, sans qu'il puisse jamais se résoudre à faire un choix entre le féminin et le masculin en lui. «J'étais beau. J'étais étrange. Partout où j'allais, j'étais attaqué. Et je continuais à aller partout parce que je me sentais fichu.»

Dans son livre, il aborde pudiquement le sujet, nous laisse sur notre faim, préférant parler de son père, de sa famille, de ses voyages, de la nature, de tout ce qui l'a constitué beaucoup plus que sa maladie. Ce poète de la Côte Ouest canadienne règle ses comptes avec l'existence en moins de 200 pages, mais il y a assez de matière là-dedans pour écrire plusieurs tomes ou une télésérie aussi riche en rebondissements que Les Soprano, avec une touche de l'imaginaire des frères Coen.

Brett ne connaît pas la lourdeur. Là où un autre écrivain aurait écrit des pages et des pages, il se tait et raconte autre chose. Il est bizarre? D'accord, mais sa famille est plus fuckée que lui, et le monde, terriblement cruel. Dès le début, on apprend que sa grand-mère fleuriste a perdu son premier mari pendant la Grande Guerre, s'est remariée avec le frère du défunt, de qui elle a eu un fils, le père de Brian, qui a tué accidentellement son frère, puis perdu une jambe avant d'épouser une Italienne, et nous voilà plongés dans l'univers des immigrés de Vancouver, une bande de «durs à cuire», de «travailleurs acharnés». Quand Brian lit trop, son père analphabète lui fait arracher des pissenlits...

«Je grandis donc en intégrant la souffrance, considérant que c'était quelque chose de normal. J'appris à la garder en moi, à la ravaler, à la transformer avec fierté, comme dans cette chanson des années 60 qui dit que plus la douleur est grande, plus le rire est bruyant.»

Convaincu qu'il va mourir jeune, il mène sa barque de façon suicidaire. Il dit oui à tous les risques, toutes les drogues, toutes les invitations. C'est Rimbaud qui l'a sauvé, dit-il. «Au début, je prenais de Rimbaud le style de vie autant que la poésie. Maintenant que j'ai survécu jusque dans ma cinquantaine, je préfère la poésie.»

On lit ça et on se dit qu'on a vécu autant qu'une larve. Je l'ai déjà relu deux fois. Je n'avais pas ressenti plus forte impression depuis le Mars de Fritz Zorn - en quelque sorte l'antithèse de ce Vacarme pour une musique. Zorn constatait, au crépuscule précoce de sa vie, qu'il mourait de n'avoir pas osé vivre; Brian Brett ne cesse de s'étonner d'être encore là où personne n'a jamais osé le voir, pas même lui.

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