Digression inaugurale n'ayant rien à voir avec ce roman de Tristan Garcia: j'ai pensé à Lucien Bouchard! C'est que la narratrice, page 92, se rappelle ceci que disait l'un des personnages du quatuor qui traverse les années sida en France, le philosophe du groupe, Leibovitz: «je me souviens du temps où il affirmait que quiconque emploie le mot paresse pour désigner quelque chose de l'humanité est un penseur de droite.» Vlan pour le Lucide!

La meilleure part des hommes (on la cherche, on la trouve dans la mort suppliciée, assumée, effaçante, de la figure principale du groupe, Willie, ce n'est pas drôle, c'est assez stupéfiant) est un récit si étonnant, et réussi, qu'on se demande lequel des exploits d'écriture est le plus considérable chez Garcia dès ce premier roman que les jurys retiennent aux sélections (Renaudot, Médicis, Flore, Décembre). Comment ce garçon, né en 1981, a-t-il pu à ce point faire revivre la tornade sida et sa sous-culture sphérique et guerrière qu'il n'a pas pu vivre? Avec quelle habileté innée s'est-il glissé, à son premier ouvrage, dans la sensibilité du regard d'une femme, narratrice de ce maelström intellectuel et politique que souleva la terrible épidémie en ses débuts et ses évolutions?

 

Élizabeth, journaliste à Libération, ne parlant jamais d'elle-même (son histoire n'est pas dite), observatrice du groupe, du débat et du drame, est l'amie indéfectible de Willie, ce garçon monté à Paris avec sa beauté et sa pureté destructrice, l'amante occasionnelle de Leibovitz, philosophe et juif qui passe à la télé avec un «style inimitable comme ses cheveux», et la collègue complice de «Doumé», belle gueule qui fonde le premier mouvement d'émancipation de l'homosexualité en France. Elle est l'oeil, la moraliste et le coeur, quand Willie, «Leibo» et Doumé sont les gladiateurs du forum qui, au tiers des années 80, s'enflamma. Ave Sida: Morituri te salutant.

Alors que Doumé devient le nouveau prêtre de la religion de la protection, curé de la capote, Willie, entré dans ce club des idées et discours sans y être assez habile, va, au contraire, être accusé d'être, et le revendiquer, l'apôtre des relations sexuelles non protégées, le sida étant pour lui condamnation et rédemption à la fois, être sodomisé par la mort étant une béatitude. Mais, attention, rien n'est caricaturé et Garcia, via sa narratrice, ouvre et décortique les nuances, les certitudes, les colères; son ami, son amant et son collègue frottent leurs tempéraments l'un aux autres et, dans ces yeux de femme, des hommes se débattent qui vont, l'un mourir, l'un s'assagir avec héritage familial, l'autre devenir ministre...

La meilleure part des hommes

Tristan Garcia, Gallimard, 309 pages

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