Un personnage fait un roman. Retournons à l'envers le vers de Lamartine : un seul être vous arrive et tout va se peupler... C'est ainsi, c'était ainsi, avec Margaret Laurence (1926-1987) que l'on découvre ou redécouvre grâce aux maisons Alto et Nota Bene. Un livre, une femme. Une histoire, un destin. À tout coup, mouche! C'était Hagar Shipley, 90 ans et toutes ses dents dans L'Ange de pierre, premier titre du cycle de Manawaka qui en compte cinq, c'est Rachel Cameron dans Une divine plaisanterie , second portrait de la galerie laurencienne; ce sont des portraits que signaient cette Gabrielle Roy anglophone du Manitoba.

Les romans de Margaret Laurence sont peints, comme les tableaux d'Edward Hopper sont écrits. À ce degré d'observation, et de «rendu», des nuances et des minimes détails insignifiants et persistants qui forment une personnalité romanesque, c'est-à-dire une complexité humaine, on parle d'art, et Margaret Laurence est une grande artiste qui, dans un Canada anglais engoncé, écrivit des romans dégagés, osés, si tant est qu'aborder avec empathie des sujets comme le désir, la solitude, la détresse, est une audace. Chez elle, c'était de la justesse de vue, de l'honnêteté, de la compassion, du talent rare.

 

Pour Hagar Shipley, tout était joué. La mort l'attendait de près. Nonagénaire, tout de même. Mais elle la défia la Faucheuse, s'en foutant, quittant ce monde frustré qu'elle n'avait pas aimé en lui tenant tête, pas folle la vieille, une fugue en guise de requiem, une aventure aux marches de la nuit finale, une sortie sans se retourner, buvant ferme un verre d'eau qu'elle arrache des mains de sa belle-fille, sans adieu ni regret, requiescat in bellum! L'Ange de pierre, un chef-d'oeuvre.

Et Une divine plaisanterie aussi! C'est Rachel, une enseignante-née, elle a 34 ans, elle est une célibataire en voie de disparition dans le gouffre de la «vieille fille», mais elle a des rêves érotiques, et une mère psychologiquement cannibale. Cet été-là, le temps du roman, elle couche avec Nick, elle aime ça, mais Nick est de passage, on ne reste pas à Manawaka! Seul le personnage choisi de Margaret Laurence, le personnage miré, pivot et portrait, emblématique, anti-charismatique et anti-hystérique, demeure dans la toile, au tissu du roman, centre du tableau. Il faut lire Margaret Laurence!

Paul Newman, qui vient de mourir, a transposé à l'écran ce personnage de Rachel Cameron, car il était dans les cordes interprétatives de sa femme, l'actrice Joanne Woodward. Ce film s'appelait Rachel, Rachel. Cette répétition du prénom de la douce (malheu)reuse sonne comme un appel, tentative d'apprivoisement, d'acclimatement, Rachel, qui mérite tant, qui démérite de rien...

UNE DIVINE PLAISANTERIE

Margaret Laurence

Alto et Nota Bene, 334 pages, 18,95$ ****