Dans le langage familier des médias, Mohammed Moulessehoul est ce qu'on appelle un client imprévisible. D'une amabilité parfaite, tout juste teintée d'ironie, il est capable de vous piquer une belle colère si une question ne lui convient pas. Ainsi, pourquoi ce romancier à très grand succès, traduit dans 35 pays, comme il le rappelle lui-même, est-il devenu le directeur du Centre culturel algérien à Paris, une fonction officielle qui oblige pour le moins à quelque prudence diplomatique?

«Certainement pas pour l'argent, bondit-il, car cela me coûte de l'argent d'accepter ce travail. Pour le prestige? Mais vous savez à qui vous parlez? Je suis l'un des écrivains les plus célèbres au monde. Je suis plus connu que l'Algérie! Je suis allé en Italie en visite officielle avec le président algérien: je suis passé à la télé, pas lui! Si jai accepté ce poste il y a 18 mois, c'est parce que j'aime mon pays. Parce que ce centre culturel n'est pas au service du régime, mais de l'Algérie. Et parce que je ne fais pas partie de ces Algériens de Paris qui croient que, pour exister, il faut cracher sur l'Algérie!»

 

On l'aura deviné au titre de cet article: sous le vrai nom de Mohammed Moulessehoul «une famille de seigneurs du désert dont l'arbre généalogique remonte sur huit siècles!» se cache le célèbre romancier algérien Yasmina Khadra, dont les romans sont des best-sellers internationaux depuis une dizaine d'années. L'attentat, paru en 2005, est en cours d'adaptation à Hollywood, et Les sirènes de Bagdad (2006), en France. Devenu un romancier à plein temps, il a conservé ce pseudonyme féminin constitué de deux prénoms de sa femme, et qu'il avait adopté à une époque où il était encore un officier de haut rang de l'armée algérienne.

Au départ, il y avait de quoi être discret dans la publication de ces romans, car Yasmina Khadra a le plus souvent traité de sujets explosifs : le conflit israélo-palestinien, où il donne la parole aux protagonistes des deux bords. Et l'islamisme radical, qu'il condamne bien entendu.

Dans Ce que le jour doit à la nuit , il s'attaque à un autre sujet délicat: l'Algérie coloniale ou multiculturelle, comme on voudra des années 30 et 40. De cette époque où un million de «Pieds-Noirs», Français, Juifs, Espagnols ou Grecs, cohabitaient avec sept ou huit millions d'«indigènes», comme on appelait alors les Arabes d'Algérie: «Attention, prévient l'auteur, je n'ai surtout pas voulu écrire l'histoire du nationalisme algérien, ou de la colonisation, ou de l'indépendance. Ce que j'ai écrit, c'est une histoire d'amour, qui concerne un jeune Arabe algérien «intégré», Younès, et deux jeunes Françaises, qu'on retrouvera après 1962 rapatriées dans le sud de la France. Comme tous les Pieds-Noirs, forcés de quitter ce pays où souvent leur famille s'était installée plus d'un siècle plus tôt.»

En effet, le roman de Khadra, même s'il court des années 30 au début du XXI e siècle, ne se confond nullement avec l'histoire politique de l'Algérie. Qui constitue simplement la toile de fond pour des destins personnels: celui de Younès (Jonas), rejeton d'une famille noble et ruinée, élevé par un oncle bourgeois, lui-même marié à une Française. Cela se passe dans la petite ville de Rio Salado, où ce Jonas aux yeux bleus a des amis de son âge, d'origine française, ou espagnole, ou juive.

«Ce que j'ai voulu mettre en scène, dit le romancier, c'est l'Algérie perdue de la diversité culturelle. Une Algérie que les autres auteurs n'ont pas vue, à cause de leurs rancoeurs ou de leur chauvinisme. C'était un pays pluriel, généreux, douloureux et extatique. Bien sûr, les écarts étaient énormes entre les deux communautés. Il y avait des colons qui avaient tous les droits, qui pouvaient fouetter les gens, parfois les tuer. Il y avait à tout casser deux ou trois petits Algériens dans des classes de 30. Mais en même temps, dans les villes, il y avait une forme de cohabitation. Il y avait un embryon de classe moyenne arabe: enseignants, avocats, médecins.

«C'était un pays qui appartenait à toutes ces communautés. Et les Pieds-Noirs ont été, comme les autres, victimes d'une guerre atroce qui n'a fait que des vaincus. Aujourd'hui les Algériens sont libres, mais ils sont mutilés. Ils sont orphelins de tous ceux qui ont dû fuir en 1962. Aujourd'hui encore, à Alger, à Oran, à Rio Salado, il reste les traces de ces Français, de ces Espagnols, de ces Juifs. J'ai écrit ce roman pour ces fantômes qui hantent l'Algérie. Mais, contrairement aux auteurs qui étaient d'un côté ou de l'autre, je l'ai également écrit pour tous les Algériens. Sans me préoccuper de tenir la balance entre les deux camps.»

Aujourd'hui encore, le directeur du Centre culturel algérien qui dans son bureau a des propos étonnamment durs sur le «fléau généralisé de la corruption à tous les niveaux», sur «cet État dément-crate qui ne fait pas son travail» caresse le rêve d'une grande réconciliation, «où les Algériens qui le souhaitent recevraient la nationalité française, et où les anciens Pieds-Noirs pourraient redevenir algériens».

On peut toujours rêver. Et en tout cas rêver d'une Histoire qui se serait déroulée autrement : «Jusqu'en 1957, soutient Yasmina Khadra, une issue pacifique au conflit était encore possible. Il y avait dans les grandes villes des manifestations pour réclamer l'indépendance au profit de tous les Algériens. Mais il y a eu la bêtise humaine, l'arrogance parisienne et, après 1957, l'irréparable avait été commis. Avant cette date, les gens auraient pu dire: bien sûr, ce colonialisme ne peut pas durer. Nous avons si longtemps exploité l'ignorance, la misère, le sous-développement des autres, mais une nouvelle conscience planétaire s'éveille. Il faut savoir se retirer en seigneurs, ne serait-ce que pour faire oublier nos atrocités.

«Mais non, il y a eu cette coalition entre une armée démoralisée par Dien Bien Phu et les colons. Et ils ont dit : «Comment ça se fait qu'ils exigent l'indépendance, ces bougnoules, ces ratons, ces bicots? On va les écraser!» Et ce sont les bicots qui les ont écrasés. Mais à la fin, c'est tout le monde qui a perdu l'Algérie»

Ce que le jour doit à la nuit, Éd. Julliard, 413 pages. 29,95$