Après Voleurs de sucre et La logeuse, l'auteur Éric Dupont s'est attelé à une autobiographie sous forme d'étrange bestiaire, un témoignage qui donne enfin une voix aux enfants d'Expo 67.

Le bestiaire d'Éric Dupont fera sans doute grincer des dents. Véritable plongée dans l'univers dichotomique des enfants des baby-boomers, le dernier roman de l'auteur, qui a gagné le Combat des livres à la Première Chaîne avec La logeuse, porte un regard incisif sur certaines contradictions découlant de la Révolution tranquille en faisant le récit de sa propre enfance.

«Ce livre est effectivement né d'un désir absolument égoïste et presque narcissique de me raconter, avoue l'auteur. Toutefois, je crois que cette histoire risque de parler à beaucoup de gens de ma génération. Contrairement à nous, lorsque les baby-boomers ont fait le procès de la génération qui les a précédés, ils ne se sont pas gênés. Il ne s'agit pas de leur rendre la monnaie de leur pièce, mais, au cas où certains d'entre eux se demanderaient encore s'ils ont créé le monde dont ils rêvaient, ce roman est une amorce de réponse.»

On retrouve donc le petit Éric et sa soeur, élevés dans le Bas-du-Fleuve sous le joug d'un père excessif, parachutés d'un milieu à l'autre, d'un rêve à l'autre, de Rivière-du-Loup à Masan, les yeux obligatoirement rivés sur le drapeau nationaliste, mais les pieds dans la fange, au centre d'une famille aussi éclatée que ses repères.

En racontant son enfance chaotique hors des grandes villes, c'est toute l'histoire du Québec moderne que Dupont s'approprie, de la déroute des régions aux éblouissements des Jeux olympiques, du Refus global à l'élection du Parti québécois. «Je crois que nous sommes toujours ambassadeurs sans nécessairement le vouloir ou le chercher, dit l'écrivain. Mais ayant passé la moitié de ma vie à l'extérieur du Québec, je crois avoir gagné un regard un peu plus détaché. Par exemple, j'ai réalisé que le nationalisme compensait parfois pour certains manquements au niveau purement personnel.»

«Il y avait à cette époque une grande dichotomie entre ce que l'on apprenait à l'école et ce qui arrivait à la maison, rappelle-t-il. Ma génération a préparé les saints sacrements pendant des heures, mais quand elle voulait parler de l'Esprit saint au retour de l'école, on montait le volume de Félix Leclerc ou Paul Piché pour l'enterrer. Le christianisme était pourtant un système philosophique et philologique qui se tenait. La vie était organisée par ce système. Il répondait à presque toutes les questions. Or, on s'est débarrassé de ça pour se donner en retour des rimettes de chansonniers, des éléphants blancs et des châteaux en Espagne. Imaginez! Des rimettes de chansonniers en échange des Évangiles!»

Sans rancune

Dupont n'est pas sans savoir que son point de vue en fera sursauter plusieurs. «On nous répondra que nous n'avons pas connu l'époque épouvantable de la Grande Noirceur. Certes. Mais on aurait pu changer le fonctionnement de l'Église catholique. Or, c'était plus facile de faire table rase. Il a fallu qu'on donne la vie éternelle pour le gala de l'ADISQ! C'est ça qui est arrivé», poursuit-il, sourire en coin.

L'auteur dit néanmoins avoir lutté pour ne pas sombrer dans la rancoeur en cours d'écriture. «Je me suis efforcé plutôt de me laisser emporter par la lumière de la nostalgie qui couve tous les souvenirs d'enfance et qui a la vertu de bien rendre ce qui, à l'époque, nous apparaissait mal. Mais je souhaite néanmoins que ce roman soit libérateur pour toute une génération qui sait bien qu'il y avait des choses cachées sous les colliers de fleurs.»

Toutefois, qu'on ne s'y trompe pas: l'auteur introduit dans son récit des moments de lyrisme qui transforment le simple exercice autobiographique en oeuvre littéraire, ne serait-ce que cette rencontre entre Dupont enfant et Laïka, animal soviétique lancé seul dans l'espace, attendant sur la berge le retour des siens. «J'ai toujours aimé les autobiographies avec les enfants, affirme l'auteur. Avant tout, les enfants sont des êtres qui n'ont pas le choix, ils sont engagés dans un combat inégal et on sait qu'ils vont perdre. Dans cette mesure, ils sont comme des héros grecs. Ils nous ramènent peut-être à cette époque où nous avons tous été, en quelque sorte, des héros.»

Bestiaire

Éric Dupont Marchand de feuilles

312 pages, 24,95$