En raison de la pandémie, le nombre de nouveaux livres jeunesse publiés au Québec a chuté de 25 %. La bonne nouvelle, c’est que les lecteurs sont nombreux : les ventes sont égales à celles de l’an dernier. Il reste que chez les auteurs et les illustrateurs, privés de contact avec les enfants, le stress est palpable.

De bonnes ventes, moins de titres

PHOTO DAVID BOILY, LAPRESSE

« Les ventes fonctionnent extrêmement bien, assure Catherine Chiasson, de Bric à brac livres, rue Aylwin à Montréal. Les nouveautés sont extrêmement bien reçues aussi. »

La pandémie a eu des effets positifs – oui, positifs – chez Bric à brac livres, une librairie jeunesse du quartier Hochelaga-Maisonneuve à Montréal. « Depuis la réouverture en mai, c’est un feu roulant, témoigne Catherine Chiasson, libraire chez Bric à brac. Les gens sont avides de lecture, avides de nouveautés aussi. Il faut dire qu’on a été quelques mois à lire les mêmes histoires. On a besoin de rire, besoin d’imaginaire aussi. »

Tout n’est pas rose comme dans un livre de licornes. Le nombre de nouveautés jeunesse publiées au Québec a chuté de 25 %, cette année. Un total de 1054 titres jeunesse ont paru entre le 1er janvier et le 11 octobre 2020, contre 1413 lors de la même période l’an dernier, selon des données fournies par la Société de gestion de la Banque de titres de langue française (BTLF).

Excellentes ventes

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Catherine Chiasson, libraire chez Bric à brac

« Attention, cependant : le rattrapage des ventes a été réalisé, assure Christian Reeves, directeur des ventes et du développement de la BTLF. Les recettes du livre jeunesse québécois sont à ce jour à parité avec celles de 2019. »

Cela signifie que les éditeurs québécois font les mêmes recettes que l’an dernier, bien qu’ils publient moins de titres différents. Une bonne nouvelle, alors que le magasinage des Fêtes vient à peine de commencer. L’achat local a manifestement la cote : si on ajoute les titres étrangers, les ventes de livres jeunesse accusaient un retard de 7 % par rapport à l’an dernier, en date du 11 octobre.

PHOTO FOURNIE PAR CHRISTIAN REEVES

« Pendant la fermeture des librairies, il ne s’est vendu que 303 nouveautés jeunesse, comparativement à 3453 pour la même période en 2019, soit 11 fois moins », note Christian Reeves, directeur des ventes et du développement de la BTLF.

Il faut dire qu’avec ses nombreuses heures du conte en ligne, le milieu du livre jeunesse est aussi actif que le coronavirus. Plus de 135 initiatives liées à la littérature jeunesse ont eu lieu depuis le 13 mars, selon le Recensement des initiatives culturelles mises en œuvre au temps de la COVID-19 du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ).

Bibliothèques scolaires garnies, mais parfois fermées

Les bibliothèques scolaires poursuivent également leurs achats. « Pour l’année scolaire 2020-2021, le budget total est de 19,8 millions », indique Bryan St-Louis, responsable des relations de presse au ministère de l’Éducation. C’est semblable (en hausse de 0,1 million) au budget de l’an dernier.

Gros hic : par crainte de contamination, des écoles n’ont pas rouvert les portes de leur bibliothèque aux élèves. « Je crois que dans l’ensemble des centres de services scolaires, de nombreuses écoles ont choisi la prudence et la santé des élèves, indique Pierre Van Eeckhout, président de l’Association pour la promotion des services documentaires scolaires (APSDS). En effet, les bibliothèques sont plus ou moins accessibles selon les milieux. »

Au centre de services scolaire de l’Or-et-des-Bois de Val-d’Or, où travaille Pierre Van Eeckhout, « certaines bibliothèques d’écoles primaires ne sont pas accessibles, dit-il. Par contre, un système de prêt de livres par bac est organisé pour rendre accessible la littérature jeunesse aux élèves. » Cela permet d’effectuer des rotations de livres, « en tenant compte des bulles classes et des 24 heures de quarantaine », précise-t-il.

Au secondaire, « une seule bibliothèque est fermée, mais la technicienne m’assure que les grands lecteurs ou les élèves qui veulent absolument des livres peuvent s’en procurer », ajoute Pierre Van Eeckhout.

Salons du livre virtuels

Malheureusement, les jeunes ne déambuleront pas davantage dans les salons du livre, cet automne. L’an dernier, 20 000 élèves et 1000 tout-petits de garderies ont participé aux matinées scolaires du Salon du livre de Montréal. À cela, il faut ajouter tous les enfants et ados venus en famille, le week-end. « Il suffit de voir les line-ups qu’il peut y avoir pour des demandes de signature d’auteurs jeunesse pour comprendre qu’il y aura forcément un manque à gagner de ce côté-là », observe Laurent Dubois, directeur général de l’Union des écrivains du Québec (UNEQ).

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Séance de signature de Marc Delafontaine, auteur de la série Les Nombrils, au Salon du livre de Montréal l’an dernier

Le Salon du livre de Montréal propose bien sûr une édition virtuelle accessible à tous, du 12 au 15 novembre. Plusieurs conférences sont proposées aux jeunes, comme celle de Catherine Girard-Audet, qui parlera de l’écriture en confinement de la série Léa Olivier le 12 novembre à 10 h 30. Des rencontres virtuelles avec des auteurs et des illustrateurs (Jacques Goldstyn, Caroline Héroux, Mélanie Watt, etc.) sont aussi offertes à ceux qui achètent un livre en ligne.

Mais il reste que de vrais salons du livre – à fréquenter en chair, en os et en globes oculaires –, « pour les éditeurs de livres jeunesse, c’est une façon unique de rejoindre leur public, parce qu’ils ne peuvent pas investir en publicité », souligne Karine Vachon, directrice générale adjointe de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL). La Loi sur la protection du consommateur interdit, en effet, la publicité à but commercial destinée aux enfants âgés de moins de 13 ans. Dans le métro, les enfants peuvent donc voir des annonces de Caramilk (qui s’adressent à tous), mais pas d’Une patate à vélo d’Elise Gravel.

Auteurs jeunesse cherchent contrats

PHOTO FOURNIE PAR SIMON BOULERICE

De chez lui, l’auteur Simon Boulerice présente son livre Les enfants à colorier, publié chez Fonfon, en visioconférence avec des élèves.

En raison de la pandémie, c’est virtuellement que Simon Boulerice donne des conférences en classe, cette année. « La chimie opère tout de même, malgré l’écran », assure cet auteur chouchou du public. « Certains enfants ont été impressionnés d’avoir accès à mon intimité : ma table de travail, mes bibliothèques, mon chat qui dormait sur la chaise à côté… » énumère-t-il.

Le programme La culture à l’école, qui permet d’organiser des ateliers en classe, est doté d’un budget de 5,1 millions cette année, selon le ministère de l’Éducation. C’est un peu plus qu’en 2019-2020 (4,6 millions). Jusqu’à présent, « il y a eu moins d’activités qu’à pareille date l’année dernière », indique Bryan St-Louis, responsable des relations de presse du Ministère. Cela n’étonne personne.

Interdits en bibliothèques, permis en classe

Surprise : interdits dans les bibliothèques en zone rouge, les ateliers en personne sont pourtant permis dans les écoles. « Malgré la COVID-19, et sans égard aux paliers d’alerte d’une région, il est possible d’organiser des activités dans le cadre du programme La culture à l’école dans la mesure où celles-ci respectent les mesures de distanciation sociale et de santé publique », précise Bryan St-Louis. Les vidéoconférences sont aussi autorisées.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Maryse Pagé, autrice et scénariste, en lice pour le Prix des libraires chez les 12-17 pour Rap pour un violoncelle seul chez Leméac.

Le virtuel a ses avantages. « Pas de temps de déplacement signifie que je peux visioconférer le matin à Gatineau et l’après-midi à Sept-Îles ou même à Vancouver… ou les deux, a fait valoir l’auteur Camille Bouchard sur sa page Facebook. Plus souple que ça, tu es ami avec Scotty [un personnage de Star Trek] et tu te fais téléporter. »

Certains enseignants – et auteurs – préfèrent les ateliers en personne. « Jusqu’à maintenant, les profs qui m’ont contactée m’ont dit qu’ils aimaient mieux me recevoir plus tard et avoir la chance que ce soit en vrai », indique Maryse Pagé, autrice, scénariste et recherchiste.

Maigres droits d’auteur

Un auteur jeunesse touche 10 % du prix de vente de ses livres – 5 % s’il y a aussi un illustrateur à rémunérer. En lice pour le Prix des libraires, le roman pour adolescents Rap pour violoncelle seul, publié chez Leméac par Maryse Pagé, est vendu 11,95 $. Cela veut dire que son autrice touche 1,20 $ par exemplaire vendu… « Je fais plus d’argent avec les activités connexes qu’avec les redevances de mes livres », admet franchement Maryse Pagé.

Un auteur ou illustrateur qui donne des ateliers dans le cadre du programme La culture à l’école est payé 325 $ par jour (un tarif qui n'a pas augmenté depuis la création du programme, en 2004-2005) et ses frais de transport sont remboursés. D’autres formules existent, à des tarifs variables.

« Les activités en dehors de l’écriture, de type conférences, tables rondes, ateliers, etc. représentent environ un quart des revenus des écrivains, indique Laurent Dubois, directeur général de l’Union des écrivains du Québec (UNEQ). Quand tout ça disparaît d’un coup, ça crée vraiment un creux dans les finances des écrivains. »

Retour à l’enseignement

« Il y a des auteurs que je connais qui sont retournés sur le marché du travail parce qu’ils perdaient des projets, dit Amélie Bibeau, autrice, vice-présidente et trésorière de l’Association des écrivains québécois pour la jeunesse (AEQJ). Ça a fait des trous dans leur budget et dans leur cœur. »

PHOTO FOURNIE PAR AMÉLIE BIBEAU

Amélie Bibeau, autrice notamment de la série Lili-la-Lune, au Salon du livre de Montréal, en 2019

Isabelle Larouche a quitté l’enseignement en 2008, pour être écrivaine et faire de l’animation littéraire partout au Canada. En mars dernier, « tout s’est écroulé », rappelle-t-elle.

Si bien qu’en septembre, Isabelle Larouche est redevenue enseignante de français, à l’école Rotiwennakéhte de Kanehsatà:ke, près d’Oka. « Je me suis revirée sur un 10 cents, dit Isabelle Larouche. Mon conjoint a plus de 65 ans ; je ne me voyais pas faire de la suppléance à gauche et à droite et rapporter la COVID à la maison. » Elle espère reprendre les animations un jour. « C’était ma vie de rêve », souligne-t-elle.

Bourse et talk-shows

Maryse Pagé a, quant à elle, remporté une bourse de 16 000 $ du Conseil des arts du Canada pour écrire son neuvième titre jeunesse. « Pour la première fois de ma vie, je suis payée pour écrire un roman », souligne-t-elle.

PHOTO MARIE-ANDRÉE CÔTÉ, FOURNIE PAR ISABELLE LAROUCHE

Une animation d’Isabelle Larouche à la bibliothèque de Deux-Montagnes, avant la pandémie

Tout ne va donc pas mal pour les auteurs. « Les arts vivants étant sur la glace – ce qui me fend le cœur –, la place occupée par la littérature semble même avoir pris de l’ampleur, note Simon Boulerice. Jamais n’aurais-je autant été invité dans des talk-shows ! »

Camille Bouchard, Simon Boulerice, Cara Carmina et Maryse Pagé seront virtuellement au Salon du livre de Montréal du 12 au 15 novembre.

> Consultez le site du salon du livre de Montréal

Beaucoup de détresse chez les illustrateurs

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Cara Carmina

Au printemps, Cara Carmina devait donner une vingtaine d’ateliers dans des écoles. Avec le confinement, tout a été annulé. « Une école m’a quand même payée, note l’illustratrice. Ils ont été super gentils. »

Heureusement, Cara Carmina a plus d’une corde à son arc. Elle crée de charmants albums jeunesse – Rosita (la lapine qui n’avait même pas peur) vient de paraître aux éditions Les Malins, comme Frida, la reine des couleurs, publié en collaboration avec Sophie Faucher chez Édito jeunesse. L’illustratrice dessine des cartes de souhaits, vendues dans les boutiques des musées québécois et ailleurs. Sans oublier le reste de sa jolie marchandise (couvre-visages, leggings, t-shirts, foulards, etc.), offerte en ligne.

Mais voilà : avec la fermeture des musées, l’annulation des expositions d’artisans, des marchés de Noël et des salons du livre, la COVID-19 frappe fort. « C’est incroyable, observe Cara Carmina. Et je connais plusieurs illustrateurs qui n’ont pas accès à des revenus diversifiés comme moi. »

« Beaucoup de détresse psychologique »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Cara Carmina propose des couvre-visage.

Il y a « beaucoup de détresse psychologique » chez les illustrateurs, constate Jean-Philippe Lortie, coordonnateur général d’Illustration Québec. Plus de 70 % d’entre eux ont noté une diminution des contrats ou du travail, selon un sondage mené du 23 avril à la mi-mai par l’organisme. C’est dans le livre jeunesse, en graphisme et en publicité qu’ils étaient les plus nombreux à observer une baisse de la demande. Près de la moitié des répondants avaient l’intention de réclamer la Prestation canadienne d’urgence (PCU) ou l’avaient déjà fait.

« Avec la pandémie, tout s’est éteint : Pouf ! Pouf ! Pouf ! », constate Christine Battuz, illustratrice et présidente d’Illustration Québec. Elle-même a du travail jusqu’à Noël. « Après, je ne sais pas trop ce qui va arriver, note-t-elle. Alors que d’habitude, je suis bookée six mois d’avance, minimum. »

Incertitude aux États-Unis

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE CANDACE CAMERON BURE

Candace carmeron Bure

Depuis qu’elle a illustré des albums pour enfants de l’actrice Candace Cameron Bure, connue pour ses rôles dans Full House et Fuller House, Christine Battuz a pourtant un succès fou aux États-Unis. « J’étais sur une lancée, raconte-t-elle. Mon agente à New York arrivait avec de super beaux projets, avec des budgets pas possibles, comme je n’en avais jamais vu. Il fallait que je compte les zéros pour être sûre que j’avais bien compris ce qu’on me proposait. »

Mais tout a ralenti. Aux États-Unis, l’incertitude entourant l'élection présidentielle s’est ajoutée à la pandémie. « On dirait que les éditeurs se sont dits : “OK, on attend de voir ce qui arrive avant de sortir d’autres livres” », observe Christine Battuz. Son troisième album avec Candace Cameron Bure, Candace’s Playful Puppy, paraîtra tout de même en janvier chez Zonderkidz.

« Je vis à Bromont avec mon chum, j’ai beaucoup de chance d’être dans un environnement comme celui-là, souligne Christine Battuz. Mais il y a des illustrateurs qui sont très isolés. Il y a des gens qui ne sont plus capables d’être enfermés chez eux. »

PHOTO FOURNIE PAR CHRISTINE BATTUZ

L’illustratrice Christine Battuz lors de l’évènement À auteur d’enfant à Dunham, bien avant la pandémie, en 2017.

Retour en classe

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE CARA CARMINA

Cara Carmina, qui vit à Montréal, se réjouit d’avoir pu faire un premier atelier dans une école primaire, il y a quelques semaines. Elle participe également à un projet auprès d’adolescents en classe d’accueil dans des écoles secondaires de Laval, avec l’équipe de Rencontre Théâtre Ados.

« J’étais un peu anxieuse de le faire avec un masque, parce que je pense qu’avec le sourire, on parle beaucoup, indique l’illustratrice. Mais ma première animation s’est super bien passée. Les enfants sont habitués à respecter la distanciation. Avant, ils me donnaient toujours des câlins à la fin, maintenant, ils ne peuvent plus. C’est la seule partie triste. »

> Consultez le site de Cara Carmina (en anglais)