Dans son premier roman, Tu aimeras ce que tu as tué, Kevin Lambert détruisait Chicoutimi, la ville qui l'a vu grandir. Avec Querelle de Roberval, fiction imaginée à partir d'un conflit de travail dans une scierie, il signe un roman social puissant qu'il plante, encore une fois, dans le paysage sauvage et sublime de ce coin de pays. L'écrivain nous entraîne sur les lieux de son enfance, quelque part entre l'immensité de la forêt boréale et la beauté tranquille du lac Saint-Jean. Itinéraire en quatre lieux.

CHICOUTIMI

Dans Tu aimeras ce que tu as tué, Kevin Lambert mettait à feu et à sang la ville de Chicoutimi où il a grandi, et où ses parents habitent encore. On était loin de la coquette rue Racine, de ses cafés et restos à la mode et des belles maisons centenaires de briques rouges qui surplombent la rivière Saguenay. Non, le Chicoutimi de Kevin Lambert était plutôt un lieu glauque et dangereux où la violence était tapie derrière les portes closes des bungalows en série.

«J'ai des souvenirs doux-amers de mon enfance et de mon adolescence», confie Kevin Lambert. Nous marchons dans le bois derrière le Séminaire de Chicoutimi, l'école privée qu'il a fréquentée au secondaire. «J'étais souvent désigné comme un leader négatif quand j'étais jeune», se souvient le jeune homme de 26 ans.

Comme bien des ados qui se sentent un peu dans la marge, le jeune Kevin se réfugiait dans les livres. Dans sa chambre peinte en jaune, rouge et noir, aux couleurs de son film fétiche Kill Bill de Quentin Tarantino, il passait de longues heures à lire.

«Je lisais tout ce qui me tombait sous la main: Agatha Christie, Mary Higgins Clark, Amos Daragon, Stephen King... Le premier livre littéraire que j'ai lu, c'est L'étranger de Camus. C'est dans un cours au cégep que j'ai allumé.»

Pour Kevin Lambert, l'école n'a pas été un refuge, mais plutôt un lieu où il restait sur ses gardes. «Au primaire et au secondaire, j'étais hétéro. Les homosexuels étaient ceux qui étaient intimidés. Je n'avais pas envie de m'identifier à ça.» C'est à 18 ans qu'il a commencé à se définir comme homosexuel, mais il a attendu de vivre à Montréal pour l'assumer complètement. «Chicoutimi, c'est petit, tout le monde se connaît, souffle-t-il. Je n'ai pas fait de coming out, je suis contre ça. C'est vrai que c'est plus facile aujourd'hui qu'avant, mais quand tu te dis homosexuel, tu te positionnes tout de même face à une norme imposée. Tu es ‟contre" la norme. Moi, je suis contre l'homosexualité mainstream, le mariage gai... À mes yeux, c'est une forme de normalisation pour être mieux accepté.»

Le jeune homme a compris très tôt qu'il n'allait pas faire de vieux os dans la ville de ses parents. «J'ai toujours voulu partir, avoue-t-il. À l'université, je me suis trouvé un programme - scénarisation et littérature - qui ne se donnait pas dans ma région pour avoir une excuse pour aller étudier à Montréal.»

C'est d'ailleurs dans le cadre d'un cours sur l'influence du cinéma dans la littérature qu'est né Querelle de Roberval, un roman qui raconte un conflit de travail qui dégénère. «Il fallait partir d'une image, j'ai choisi une scène de piquetage sur le bord d'une route. C'est devenu mon mémoire de maîtrise, dirigé par Catherine Mavrikakis. Le personnage de Querelle n'était pas encore là, il est arrivé plus tard. Je l'ai emprunté à Jean Genet [auteur de Querelle de Brest].»

Vive le marcottage!

Kevin Lambert revendique le droit à l'emprunt en littérature. «J'essaie de penser mon rapport à la littérature en dehors de la filiation, car pour moi, il s'agit d'un rapport très chargé de connotations hétérosexuelles issu du modèle familial traditionnel, explique-t-il. Moi, je m'intéresse à d'autres modes génératifs comme le marcottage, qu'on pratique avec les plantes. On arrache une tige, on la plante dans la terre et ça pousse. C'est ce que j'ai fait avec Querelle. Je l'ai coupé chez Genet et je l'ai planté dans mon roman. Ça a créé un autre personnage avec une autre histoire.»

Jean Genet n'est pas le seul que Kevin Lambert a pillé pour écrire son Querelle de Roberval. Le roman est truffé d'emprunts à Rimbaud, à Virginie Despentes, à Jean Blaise, etc. «Je suis contre le plagiat et pour la piraterie, lance le doctorant en littérature à l'Université de Montréal.

«L'originalité n'est pas une valeur très intéressante à mes yeux, et le droit d'auteur me semble une valeur plutôt commerciale qu'on a appliquée à la littérature et qui est devenue esthétique avec le temps. Au fond, c'est une invention capitaliste qui n'a rien à voir avec la littérature.»

Photo fournie par Kevin Lambert

Kevin Lambert, enfant.

MÉTABETCHOUAN

Nous cassons la croûte à La frite mexicaine, un incontournable de la région, repérable par son faux décor mexicain aux couleurs criardes et ses meubles ornés de sombreros et de mariachis. À quelques kilomètres de là se trouve la scierie Lac-Saint-Jean. 

Kevin Lambert s'en est inspiré pour planter le décor de son roman. Dans la région, le bois fait partie du quotidien.

À commencer par la forêt majestueuse qui est tout près. Et les billots que transportent les gros camions qui font trembler votre voiture lorsque vous les croisez sur la route 169. Avec le bois vient aussi une certaine idée de la masculinité, de ce que devrait être «un vrai homme». L'écriture de Kevin Lambert est infusée de la dureté de ce milieu-là, et de la brutalité qui, parfois, en découle. 

«Je trouve qu'il y a une culture assez violente en région. Le patriarcat, c'est très violent, l'homophobie aussi.» 

Dans Querelle de Roberval, qu'il présente comme une «fiction syndicale», cette brutalité est tangible et «l'homme est un loup pour l'homme»... Les patrons manigancent pour tirer profit de la grève tandis que les grévistes tentent tant bien que mal de sauver leur peau. «La question des inégalités socioéconomiques est au coeur du roman, mais j'essaie de la présenter de manière ambiguë. Je suis très anticapitaliste, mais je ne voulais pas que mon livre soit un grand chant contre les puissants, car d'un point de vue littéraire, ce serait un peu plate.»

Du côté des sans-pouvoirs

Querelle de Roberval n'est pas une fable prolétarienne, mais c'est une charge à fond de train contre l'exploitation des ouvriers, des petits et des sans-pouvoirs. Vers la fin du roman, dans une scène d'action digne de Tarantino, deux groupes d'ouvriers s'affrontent dans un combat ultraviolent. «Je voulais une grande scène d'action dans mon livre, précise Lambert, qui s'est visiblement amusé à écrire cette bataille. Mais je voulais aussi illustrer l'idée que ce que viennent faire les inégalités entre le patronat et les employés, ce n'est pas le patronat qui en subit les conséquences, ce sont les employés entre eux.»

Kevin Lambert a aussi pleuré en écrivant certaines scènes, dont une impliquant trois personnages de jeunes garçons qu'il fait évoluer en marge du récit principal. «J'étais démoli, je pleurais de rage face à l'injustice d'un système qui les ignore complètement et qui les met à l'écart, confie l'écrivain. Les grévistes sont les oubliés du système, mais ils sont encore dans le système. Les garçons sont ceux que le système ne prend même pas en compte. Ils vivent dans un monde qui ne veut pas d'eux.»

Photo fournie par Kevin Lambert

À partir d'un conflit de travail dans une scierie, Kevin Lambert peint une grande fresque sociale sur les inégalités entre patronat et syndiqués.

ROBERVAL

À la plage de la Pointe-Scott, à Roberval, les vacanciers profitent de la fraîcheur du lac en cette température caniculaire. Nous sommes le 26 juillet et, dans deux jours, des courageux traverseront l'immense étendue d'eau à la nage lors de la célèbre Traversée. Il fait chaud, de grosses libellules rasent le lac. En avril dernier, Kevin Lambert s'est enfermé quatre jours à quelques pas d'ici, dans une chambre du motel Castille, pour terminer le roman qu'il lancera officiellement dans deux jours.

Dans Querelle de Roberval, les lecteurs retrouveront le même style puissant, le lyrisme, la critique sociale décapante déjà présente dans Tu tueras. Ils seront également placés devant une sexualité brutale et très crue. Je demande à l'écrivain quelle fonction occupe cette sexualité dans son roman. 

«Elle a une fonction politique, répond-il sans hésiter. Mon personnage de Querelle, c'est un peu Le Survenant ou l'étranger dans Théorème de Pasolini. C'est le stéréotype masculin du ‟top" qui arrive dans un milieu très hétéro straight. Querelle permet à tous les garçons qui ne vivent pas leur homosexualité de la vivre en tombant dans son lit. Avec lui, je voulais questionner le lien entre le patriarcat et l'homophobie, je voulais comprendre comment l'autorité du père intervient dans une relation homosexuelle. Et ça, c'est un truc qui peut juste se dire de manière poétique, par la littérature. Je ne pourrais pas écrire une thèse de socio pour démontrer ça, tout se passe sur le plan symbolique.»

Tester la tolérance

«Dans mon roman, la sexualité est très in your face, poursuit le jeune homme. Il y a quelque chose de pornographique. Je trouve que la représentation de la sexualité gaie est absente dans la littérature mainstream, on ne la voit jamais. La tolérance bon chic bon genre de l'homosexualité n'aime pas ces représentations. Ça les choque, ça les écoeure, ou tout au moins, ça les challenge sur leur propre sexualité et sur leurs valeurs. Moi, je veux questionner le regard des gens sur l'homosexualité jusqu'au bout: êtes-vous vraiment tolérants ? Je pense que non, mais on verra...»

Photo fournie par Kevin Lambert

En avril dernier, Kevin Lambert s'est enfermé quatre jours au motel Castille, à Roberval, pour mettre la touche finale à son roman.

PÉRIBONKA

Le soleil descend doucement sur le lac. Nous sommes sur sa rive nord, à Vauvert, un lieu de villégiature près de Péribonka, où les gens de la région possèdent un chalet. La famille de Kevin est réunie pour l'anniversaire de sa mère, Caroline. Outre Kevin et son amoureux Benjamin, il y a aussi ses grands-parents maternels, Rachel et Raymond, son beau-père, Éric, et sa jeune soeur Marie-Sophie. Dans quelques heures, une pleine lune ronde et dorée montera dans le ciel. Autour d'un repas préparé par Kevin et Benjamin, la famille écoute le grand-père raconter des anecdotes qui font crouler tout le monde de rire. Il faut dire qu'une anecdote du Lac, c'est dur à battre... Marie-Sophie a confectionné un magnifique gâteau orné de fleurs. C'est dans cette atmosphère chaleureuse et conviviale qu'on se souvient de Kevin enfant. 

Fière malgré le choc

«À 7 ans, il lisait tout Harry Potter, lance sa grand-mère. Quand on allait au camping, tout le monde jouait dehors, sauf Kevin, qui préférait rester enfermé et lire.» «Il a toujours eu de l'imagination, renchérit sa mère. À l'école, il avait des problèmes avec les professeurs parce qu'il écrivait des choses pas politically correct. Je ne peux pas dire que j'étais surprise qu'il veuille écrire. C'est sûr que j'ai eu un choc quand j'ai lu son premier roman, mais j'ai toujours été fière de lui.»

Il n'est pas rare que des écrivains avouent écrire sous l'influence de la drogue ou de l'alcool. De son propre aveu, Kevin Lambert, lui, écrit parfois sous l'influence de l'angoisse. «J'ai tendance à imaginer ce qui peut arriver de pire, confie-t-il. Dans la scène d'ouverture de Querelle, j'imaginais mon chum, qui n'était pas encore officiellement mon chum à l'époque, baiser avec plein d'autres gars. Je ne me suis pas censuré, j'ai déliré à fond. Quand j'écris, je ne suis pas nécessairement dans un état de bien-être même s'il y a quelque chose de libérateur à laisser aller nos délires. Ça crée une sorte d'extase de se libérer de nos angoisses.»

Photo fournie par Kevin Lambert

«Quand j'étais jeune, j'aimais inventer des histoires à ma petite soeur», se souvient Kevin Lambert qui était âgé de 10 ans sur cette photo.