Nous avons demandé à Jean-François Chassay, professeur à l'UQAM et spécialiste de la littérature américaine, de nous parler des liens entre l'imaginaire littéraire américain et l'actuelle course à la présidence. Il nous rappelle que la littérature a toujours été au coeur des débats politiques aux États-Unis... et la politique, au coeur de la littérature américaine.

Dans une entrevue accordée au magazine Rolling Stone, en réponse à une question sur ses lectures les plus marquantes, Barack Obama répondit qu'il avait été grandement inspiré par les tragédies de Shakespeare et par deux romans américains: Le chant de Salomon de Toni Morrison et Pour qui sonne le glas? d'Ernest Hemingway.

 

Ce choix est fort intéressant. Laissons de côté le grand dramaturge anglais, qui n'est pas une surprise. Cependant, on ne peut trouver plus antinomiques que les ouvrages des deux auteurs américains nobélisés qu'il mentionne.

Qu'ont en commun la romancière noire, dont l'oeuvre est marquée par la filiation qui prend en considération l'histoire des esclaves, écrite dans un style souvent baroque, et l'écriture sobre de l'écrivain cosmopolite au machisme souligné à grands traits (ah! mettre le pied sur un lion qu'on vient d'abattre!), aux antipodes de la complexité de son frère ennemi, Faulkner, sur qui Morrison a justement fait sa thèse? Bien peu de choses, sauf qu'il s'agit de deux oeuvres marquantes, qui offrent deux visions des États-Unis, deux visions combatives et... qui n'ont rien de républicain dans l'esprit.

Les goûts personnels d'un candidat en disent toujours beaucoup sur ses objectifs et sur ce qu'il veut défendre. Morrison/Hemingway: on ne pourrait exprimer, culturellement, de manière plus manifeste la volonté de rassemblement qui traverse les discours d'Obama.

La puissance d'évocation, la valeur stylistique et intellectuelle de la littérature américaine ne sont pas toujours reconnues à leur juste valeur. Il faut dire que ce qu'on entend le plus bruyamment dans la culture américaine produit un vacarme qui tend à assourdir des voix plus posées et souvent plus intéressantes.

On a curieusement souvent écrit que la littérature américaine était «sans histoire». Manière de la ramener au mythe de la pastorale américaine et au cliché qui ferait du rapport à la nature sa seule échappatoire? Pourtant, la quête depuis le XIXe siècle du «Grand roman américain», cette volonté de prendre à bras-le-corps l'ensemble des discours du pays, avec toutes ses contradictions, à la fois glorification et (auto)critique, est un symptôme frappant de l'importance, dans la littérature, des aspects historique et politique du pays. Et pas seulement dans le roman: Walt Whitman, dans son grand recueil Feuilles d'herbe, n'a-t-il pas fait à la fois l'apologie de la nature et de la technologie, des grands espaces et des villes, tout en stigmatisant l'horreur et la folie de la guerre civile?

De Hawthorne à Safran Foer

D'hier à aujourd'hui, le discours politique est au coeur de la littérature américaine. L'ouvrage considéré généralement comme le premier grand roman américain, La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, publié en 1850, faisait à sa manière une critique dévastatrice du puritanisme de l'époque des «sorcières de Salem» (qu'il est amusant de relire après huit ans de gouvernement Bush). Aujourd'hui, de nombreux romans, de L'homme qui tombe de Don DeLillo à Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer, rendent compte du choc véritablement ontologique des Américains (car c'est dans une large mesure leur rapport au monde qui est transformé) à la suite des attentats du 11 septembre 2001.

Il faut insister sur la dimension extrêmement critique de cette littérature par rapport à l'univers du politique. En 1906, Upton Sinclair (dont le nom est remonté à la surface à la suite de l'adaptation cinématographique récente de son roman Pétrole!) publiait La jungle, une charge contre l'industrie de la viande à Chicago et les conditions pitoyables dans lesquelles les travailleurs, surtout immigrés, se retrouvaient. Le livre eut un tel impact que certains pays européens boycottèrent les conserves américaines.

Plus près de nous dans le temps, le grand romancier Robert Coover faisait paraître en 1977 un de ses livres les plus fabuleux, Le bûcher de Times Square. Véritable épopée, ce roman reprend avec un luxe de détails l'affaire Rosenberg (le couple condamné à mort pour avoir supposément fourni des renseignements secrets aux Soviétiques). Mais cette histoire devient en même temps une projection fantasmatique, alors que Julius et Ethel Rosenberg ne meurent pas sur une chaise électrique, mais brûlés sur un bûcher installé à Times Square, dans un spectacle organisé par Walt Disney Production et où tous les mythes américains sont convoqués... Le tiers du roman est narré par Richard Nixon qui apparaît malhonnête, hypocrite et en même temps complètement dépassé par les événements. Dans une des scènes les plus époustouflantes du livre, il est... sodomisé par Uncle Sam lui-même, qui lui exprime ainsi son amour et la preuve qu'il sera un jour président. On dit souvent les Américains bien prudes, mais quel écrivain ici oserait écrire une scène aussi burlesque avec un de nos politiciens locaux? Le sens autocritique des Américains est parfois plus impressionnant que certains voudraient le croire.

Cette position critique, si présente chez les écrivains, on ne la sent pas toujours, hélas, chez les politiciens. Revenons pour terminer sur l'entrevue accordée par Obama à Rolling Stone. En plus de la littérature, on lui a posé des questions sur ses goûts musicaux. Il a parlé de son intérêt pour Miles Davis et John Coltrane (un président américain qui écoute du John Coltrane? Peut-on rêver?), sans oublier Bob Dylan. Il a avoué une prédilection pour la chanson Maggie's Farm. Allez écouter cette chanson: s'il y croit vraiment, voilà un président qui saura vraiment donner de l'espoir. À moins qu'il faille lui attribuer la phrase de Churchill qui colle à tant de politiciens: «La vérité est tellement précieuse qu'il faut toujours la protéger derrière un rempart de mensonges.» Mais on a le droit d'être optimiste de temps à autre.

Jean-François Chassay est professeur au département d'études littéraires de l'UQAM. Il est romancier et essayiste. Il a notamment publié L'ambiguïté américaine: le roman québécois face aux États-Unis (XYZ éditeur, 1995), Fils, lignes, réseaux (Liber, 1999) et Dérives de la fin (Le Quartanier, 2008) qui traitent, en tout ou en partie, de la littérature américaine.