La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

Je m’en souviens comme si c’était hier. Un soir de manifestation en 2012, alors que je descendais pour une énième fois la côte Berri vers la place Émilie-Gamelin où les manifs convergeaient tout le temps à Montréal, une connaissance nous a abordés, mon amie et moi, en nous offrant chacun une affiche militante différente.

L’une des deux nous plaisait tellement plus que l’autre que nous avons tiré au sort pour savoir qui l’aurait sur son mur en rentrant ce soir-là. C’était l’image d’une grande poivrière, qui moulait des petits carrés rouges, avec pour seuls mots ceci : « Le poivre c’est pour le steak ». Je l’apprendrais longtemps après, c’était une œuvre de l’artiste et illustrateur d’origine française Clément de Gaulejac.

L’année 2012 demeure fraîche dans l’esprit de Clément aussi. Alors qu’il habitait déjà le Québec depuis une dizaine d’années, c’est en empruntant le chemin des affiches politiques pendant le printemps érable qu’il a senti qu’il s’ancrait vraiment dans la province. Ses sérigraphies flottaient au-dessus des foules d’étudiants, de profs et de quiconque s’identifiant un tant soit peu à cette lutte qui a eu le rare talent de réunir toute une constellation de visions du monde. Il fallait bloquer la hausse des droits de scolarité, il fallait protéger le droit de manifester, ce qui fut fait, quoi que les grands rêveurs déçus aient pu dire dans les années suivantes.

  • IMAGE TIRÉE DU LIVRE MOTIFS RAISONNABLES – DIX ANS D’AFFICHES POLITIQUES

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Je me suis assis avec l’artiste dans un café à la frontière entre Le Plateau-Mont-Royal et La Petite-Patrie, et le hasard a voulu que j’y croise cette amie avec laquelle je l’ai découvert, ce soir-là il y a 11 ans. Elle me lancerait, en guise d’au revoir ce matin-ci : « Il faut se réunir entre amis, c’est précieux ! » C’est d’ailleurs exactement le rôle des affiches politiques revendiqué dans cet « essai visuel » signé Clément de Gaulejac, soit celui de rassembler avec le sourire.

Les images réunies dans le livre, dont chacune a été tirée à une centaine d’exemplaires lors de sa production, font depuis 10 ans partie de la démarche de l’artiste, au-delà de 2012, lui qui aime aussi par ailleurs faire dans l’art et la réflexion plus pointue. Comme dans son essai primé Tu vois ce que je veux dire, où il prend d’assaut la question philosophique de la rencontre des mots avec les images en prenant comme point de départ Platon lui-même en personne. Dans Motifs raisonnables, plus accessible, il retrace plutôt 10 ans d’engagement artistique populaire. Je le lisais, le regardais, et j’avais l’impression d’une revue de l’année à la Chapleau, mais dans une gauche en noir et rouge. L’artiste m’a confirmé la chose, puisque c’est ainsi qu’il surnommait son livre en travaillant dessus, « mon Chapleau ».

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Clément de Gaulejac

J’ai une moitié sociale-démocrate et une moitié anarchiste, et il faut que je soupe avec les deux chaque soir.

Clément de Gaulejac

J’ai souri. Contester de l’intérieur, puis en avoir marre et vouloir fermer le robinet pétrolier soi-même. Clément est un type avec qui il fait bon jaser, je le sais depuis longtemps. Un souper d’amis nous avait fait nous rencontrer il y a quelques années, et nous avions aimé vanter ensemble les talents du groupe punk français Ludwig von 88, qui aime donner autant dans la satire et l’ironie que la critique sociale angoissée. Clément de Gaulejac est tout ça à la fois : rieur, jouisseur, mais aussi inquiet du monde dans lequel il vit. Après le déclencheur de 2012, qui a été la bougie d’allumage de tant de prises de parole dont le souffle rythme encore le débat public et essayistique québécois, ses dessins se sont poursuivis, non sans hésitations, pour cibler tantôt les politiques environnementales fédérales, tantôt le durcissement autoritaire pandémique.

J’ai fait ce pont de 10 ans pour la première fois dans mon esprit. À mon sens, seulement deux fois dans ma vie adulte une seule question rythmait absolument tout au Québec : en 2012 et en 2020. En effet, après les deux référendums sur la souveraineté du Québec, qui ont assurément eu le même poids, mais qui appartiennent à une autre génération d’un point de vue existentiel, ce qui est nommé ces jours-ci de manière condescendante par certains comme « la crise des carrés rouges » ainsi que les deux années de COVID ont été de ces moments où il était à peu près impossible de parler d’autre chose. Comme deux pôles dans le travail de Clément, ses dessins invitaient, et invitent toujours, à ne jamais oublier le devoir de contester ce qui semble aller de soi dans ces périodes où l’oxygène spéculatif est à cultiver comme un jardin précieux.

Nous avons discuté de la caricature de droite, qui serait dominante au Québec selon lui, elle qui reprend des stéréotypes du féminin et du masculin par exemple, alors qu’en s’associant plutôt à Extinction Rebellion et à Québec solidaire, Clément de Gaulejac a pris le virage de l’engagement de plain-pied dans la suite des années 2010. Épurées, ses affiches tiennent parfois toutes seules, parfois nécessitent une légende, mais toujours frappent et surtout font rire, comme le souligne l’autrice et essayiste Valérie Lefebvre-Faucher dans une touchante postface. La rupture de ton est d’ailleurs tellement parlante entre le livre et le mot de la fin de Valérie Lefebvre-Faucher : on passe de quelque chose comme un drapeau de départ tout le long de l’élégante œuvre, à un accueil doux à la fin, qui est tout sauf un fil d’arrivée.

Ce livre ne plante pas son drapeau. Il le porte, le multiplie et l’essaime.

Motifs raisonnables - Dix ans d’affiches politiques

Motifs raisonnables - Dix ans d’affiches politiques

Écosociété

248 pages