Quand je serai grand, je veux être Véronique Dassas. Née à Bordeaux, elle a habité longtemps à Montréal, puis en Italie, et elle projette ces jours-ci de revenir au Québec définitivement, pour se rapprocher de ses enfants et petits-enfants. Mais ce n’est pas la migration de sa personne que je veux émuler, c’est la migration de sa pensée dans le temps long d’une vie.

L’une ne va certainement pas sans l’autre, toutefois, je le sais bien. Pour bien penser, il faut regarder ailleurs, respirer l’air, et revenir. J’ai eu l’impression, en la lisant, d’une pensée qui s’égrène contre la réflexion provinciale qui guette trop souvent ceux qui ne se risquent pas à décortiquer le monde en le vivant. En écrivant cela, j’ai en tête des canons occidentaux comme Emmanuel Kant et Socrate, célèbres pour leur attachement à leurs petites habitudes dans leurs villes, alors que Véronique Dassas n’a que faire de tout cela, tout comme elle se fout éperdument de la notoriété et de la gloire posthume, certes recherchée, quoi qu’on en dise, par les deux autres.

Quand j’ai reçu son livre, Chronique d’un temps fou, j’ai cru que son éditeur en avait mis deux exemplaires par erreur dans l’enveloppe tellement c’était épais. Mais non : on publie bel et bien des essais de 400 pages destinés au grand public au Québec. Permettez : hourra ! Je me suis installé avec l’essai, inquiet de la gestion de mon temps dans les jours devant moi. L’ouvrage rassemble une quarantaine d’années de chroniques de l’autrice, c’est son premier livre rien qu’à elle. Après trois pages lues, le temps est disparu, pour ne recommencer à exister qu’une dizaine de jours plus tard, émerveillé par tant de culture générale généreusement partagée, de curiosité culturelle judicieusement investie et de pérégrination spéculative sur laquelle on embarque comme sur le dos d’une oie dont on ne sait plus si elle vole vers le nord ou vers le sud.

Pour que le lecteur puisse s’asseoir dans le texte dès les premières pages, on commence judicieusement avec des articles écrits récemment pour la revue Liberté, autour de la COVID-19, mais ensuite on se promène dans des réflexions sur les guerres américaines en Irak, puis on revient au présent à celle en Ukraine (Quoi de neuf sur la guerre ?, titre-t-elle ironiquement à un moment donné), pour bifurquer entre les deux vers une réflexion sur la problématique de l’immigration en Italie. En dernier tiers du livre, il y a des textes qui nous replongent dans des débats culturels d’une autre époque, autour de la critique féministe du Déclin de l’empire américain, de Denys Arcand, par exemple, et je me disais diantre, qu’il est intéressant de voir comment les débats vieillissent bien parfois. La chronique culturelle, tout comme la chronique tout court, ne prennent sens, je crois, que lorsqu’elles savent vieillir. Tout comme ces textes sur des figures culturelles qui font les horizons de son esprit, dont deux sur le penseur et romancier John Berger, dont je me suis empressé d’écouter l’émission Ways of Seeing ces derniers jours, qui fait une lecture épatante de notre rapport à l’art visuel. « Vous êtes chanceux de le découvrir », m’a-t-elle lancé, sans jugement aucun sur ce trou dans ma culture.

J’ai parlé à l’autrice, la veille de son retour à Montréal pour le lancement. Je retiens ceci de notre conversation : le Québec doit l’accueillir comme une chance inouïe retrouvée. Qu’on lui offre des émissions de radio, des tribunes de tout ordre, parce qu’elle nous aidera à mieux respirer. Un petit exemple : de père juif, elle a toujours été sceptique vis-à-vis des nationalismes, mais elle s’est aperçue en arrivant ici dans les années 1970 que tous les gens qu’elle trouvait intéressants étaient indépendantistes. Mais jamais elle n’utilise la phrase vide « rencontre de l’autre ». Elle n’en a pas besoin, elle le fait.

Optimiste, pacifiste dans les limites du raisonnable, penseuse critique en fragments qui refusent les tentations de la pensée systématique : j’avais besoin de ça. Nous avons besoin de ça.

Quand elle parle de l’immigration en Europe, le lecteur québécois pensera bien sûr au chemin Roxham. Elle a horreur (elle utilise le mot « horreur » comme seuls les Européens savent le faire, avec drame et trémolo dans la voix) des camps de réfugiés disséminés autour de l’Europe devenue forteresse contre les étrangers. Veut-on faire du Québec une forteresse aussi ? Le fait-on déjà ? Je ne sais pas, mais certes la question se pose. Quand elle raconte l’histoire d’Énée, fondateur mythique de la Rome antique et migrant tout à la fois, contre les conservateurs italiens qui se réclament du vieil empire, j’ai eu un petit frisson ASMR.

Sur la COVID-19, elle dit à peu près ceci, et je le partage à 100 %. C’était un temps spéculatif merveilleux, disons-le. Tout le monde est devenu philosophe pendant deux ans. Et puis hop, c’est disparu. Le sort des vieux, des pauvres, des personnes racisées et des jeunes, de l’environnement et des dérives autoritaires : tout le monde s’en est soucié pendant ce temps fou heureusement révolu. Ce ne sont pas des questions moins importantes aujourd’hui. Elle demeurait optimiste, au bout du fil, malgré mon pessimisme de ce côté-ci de l’Atlantique : « tout ça » (toujours cette expression pour la COVID-19, éminemment philosophique) a allumé des « lucioles », pas des phares quand même, mais il en reste quelque chose, certains se rappellent, croit-elle. Les annonces prophétiques de certains penseurs excités pendant la pandémie sont tombées à plat, et nous avons ri d’eux ensemble, mais quelque chose reste, selon elle. J’espère qu’elle a raison.

La constance d’une pensée, sur des décennies, est une si belle chose à voir se déployer. Chapeau à l’éditeur Mark Fortier, chez LUX, d’avoir eu l’éclair de génie de vouloir réunir le travail de cette incontournable penseuse québécoise de 2023.

Chronique d’un temps fou

Chronique d’un temps fou

Lux

408 pages