Daniel Grenier n’a plus la même confiance qu’avant en la fiction, mais n’est pas encore prêt à lui tourner le dos, s’il faut se fier à Héroïnes et tombeaux, un roman pulsant au rythme de ses emprunts joueurs à la littérature brésilienne.

« Il y a quelque chose en moi qui est en train de perdre confiance en ce que la fiction s’est donné le droit de faire », confie Daniel Grenier, une drôle de phrase à prononcer pour qui vient de lancer un roman.

Mais il se trouve pourtant que l’écrivain a construit avec Héroïnes et tombeaux un authentique roman d’aventures, employant efficacement tous les ressorts du genre. Plutôt que d’étouffer son élan, les nombreuses réflexions que ce livre couve – sur l’appropriation culturelle, mais plus largement sur la responsabilité qui incombe à qui raconte l’autre – sont devenues le moteur d’une fresque foisonnante, interrogeant les biais inhérents à n’importe quel processus de mise en récit.

J’entends depuis quelques années plusieurs grands romanciers parler de la souveraineté de l’écrivain, qui aurait non seulement le droit, mais le devoir de se mettre dans la peau des autres, et je pense que c’est un argumentaire plein d’angles morts.

Daniel Grenier, auteur

Raconter, c’est faire des choix, mettre en lumière certaines choses plutôt que d’autres. Et pour Daniel Grenier, il est impératif de prendre conscience de l’effet qu’ont ces choix, une fois mis bout à bout.

« Je n’ai pas du tout l’impression de vivre un moment de l’histoire qui me censure, assure-t-il. Pour la première fois depuis 50, 60 ans, on se pose de vraies questions, stimulantes et fécondes, sur l’art et la littérature, qui viennent chambouler des vérités qu’on croyait universelles. »

Plaisir intact

Ces questions irriguent l’ensemble du sixième livre de l’auteur de Malgré tout on rit à Saint-Henri, une histoire de cannibalisme et de mensonges animée par son affection pour les littératures sud-américaines.

Croisée dans Françoise en dernier, son précédent roman, la journaliste Alexandra Pearson part enquêter au Brésil sur les circonstances mystérieuses entourant la mort de l’écrivain Ambrose Bierce.

Une intrigue principale qui devient vite pour Daniel Grenier l’occasion de multiplier les clins d’œil et emprunts à l’œuvre d’Ernesto Sábato, notamment, ainsi qu’au mouvement anthropophage, courant artistique fondateur de la modernité brésilienne. Son plaisir à jouer avec les ressorts de la fiction, à entre-tisser faits historiques et fabulés, est manifestement intact.

« Je trippe encore sur ce que le roman permet, admet-il, sur son rapport au monde et à la connaissance qui lui est propre. C’est pour ça que je vois ce livre comme une œuvre déchirée, qui fait montre de mon tiraillement, d’où j’en suis dans mon questionnement par rapport à la vérité, l’invention, l’objectivité. »

Inévitable vampirisme

Traducteur prolifique de nombreuses œuvres, dont celle de l’écrivaine crie des Plaines Dawn Dumont, et auteur d’un journal de ses lectures d’ouvrages écrits par des femmes (Les constellées), Daniel Grenier est ce qu’il convient d’appeler un allié, bien qu’il ne se donne pas en exemple de perfection.

Les mises en garde que son Ambrose Bierce sert dans Héroïnes et tombeaux à Oswald de Andrade, cerveau du mouvement anthropophage, au sujet des limites de sa fascination pour les cultures autochtones, l’écrivain se les est en quelque sorte offertes à lui-même.

Nombre d’artistes se sont vus à leur époque comme de grands progressistes, quand ils s’intéressaient à l’art africain par exemple, et aujourd’hui, on voit ça d’un autre œil.

Daniel Grenier, auteur

La réédition chez BQ de son roman de 2015 L’année la plus longue, prévue pour août, a d’ailleurs été l’occasion pour lui d’en retoucher un peu le texte. Malgré la noblesse de ses intentions, il n’avait pas complètement su échapper, dit-il, à la posture du sauveur blanc, dans sa façon de dépeindre des personnages autochtones et noirs.

« Mais en me posant toutes ces questions, je ne me dédouane pas d’une forme de vampirisme, qui est de l’ordre de toute forme d’écriture, précise-t-il. Quand on écrit, on ne peut pas complètement se sortir d’une forme d’exploitation de l’autre et, surtout, d’une forme d’exploitation de soi. »

Jouer ensemble

Depuis la parution de Françoise en dernier (2018), Daniel Grenier s’est souvent fait demander ce que la femme du titre était devenue, le dénouement du livre laissant de nombreux fils en suspens. Que des lecteurs et lectrices pensent au destin d’un personnage de papier comme s’il s’agissait d’une vraie personne témoigne sans doute de ce que le pouvoir de la fiction a de plus beau.

Dans la mesure où le véritable amour ne tient rien pour acquis, Héroïnes et tombeaux est peut-être donc moins le livre d’un « déchirement », comme Daniel Grenier le dit, que celui d’un renouvellement des vœux le liant à l’art du roman, bien que sur de nouvelles bases.

« C’est parce qu’on se pose ces questions-là sur des personnages, sur ce qui est vrai et inventé, que l’on continue à lire de la fiction, observe-t-il. Et c’est pour ces raisons-là que le jeu en vaut la chandelle. Jouer ensemble, c’est ce qu’il y a de plus le fun. »

Héroïnes et tombeaux

Héroïnes et tombeaux

Héliotrope

384 pages