Difficile de croire que cet homme affable, au regard franc, qui nous salue d’une poignée de main chaleureuse, a frayé pendant des années avec de dangereux criminels – en se faisant passer pour l’un d’eux.

Dans ses Mémoires, baptisés Le caméléon, Marc Ruskin raconte ses 27 ans de carrière au sein du FBI, dont près de 20 sous de fausses identités, à traquer des fraudeurs, des trafiquants de drogue ou des membres de sordides organisations mafieuses, enregistrant des conversations au risque d’y laisser sa peau, échangeant des liasses de billets verts contre des kilos d’héroïne…

À voir la lueur qui brille dans ses yeux quand il nous parle de cette époque, lors de son bref passage à Montréal, cette semaine, on comprend que Marc Ruskin n’a pas regretté une minute de cette vie hors du commun.

« Quand je suis entré au FBI, je pensais que j’allais y rester peut-être cinq ans avant de retourner au droit. Mais sans que je m’en rende compte, 27 ans avaient passé », raconte-t-il en français, qui est en fait sa langue maternelle par sa mère.

L’idée d’écrire un livre lui trottait dans la tête bien avant de prendre sa retraite, il y a 10 ans.

Je pensais que ce serait peut-être intéressant pour beaucoup de gens de savoir comment le travail d’infiltration fonctionne en réalité. Mais aussi d’avoir une fenêtre sur ce qui se passe derrière les rideaux d’acier, la vraie culture du FBI, celle qu’on ne montre pas au public – comment les décisions sont prises et les enquêtes sont menées, qui va être ciblé…

Marc Ruskin

« Mais je ne voulais pas écrire un autre livre de flic », ajoute-t-il en nous faisant remarquer que la plupart des anciens agents spéciaux qui écrivent leurs mémoires ont généralement recours à un ghostwriter, un prête-plume, ou à un collaborateur qui s’occupe de la rédaction du texte – ce qui n’a pas été son cas.

Et on peut dire que Marc Ruskin a réussi son pari : Le caméléon est un vrai accrolivre (page-turner) qui se lit pratiquement comme un polar.

Évidemment, certains noms ont été changés, par mesure de sécurité ; et le FBI a dû lui donner sa bénédiction avant publication. « Quand on est embauché, on signe un contrat obligatoire qui dit que je promets de ne jamais publier un livre ou un scénario sans d’abord recevoir l’autorisation du FBI. Et si je ne demande pas cette autorisation, je dois renoncer à mes droits d’auteur », explique-t-il.

Une vie d’aventures

Depuis son enfance, Marc Ruskin rêvait à une vie qui sorte de l’ordinaire. « Je voulais travailler dans un service de renseignements ou devenir militaire pour me joindre à une équipe d’élite comme les Bérets verts. Mais je pensais que ça arrivait juste dans les films. »

C’est ainsi qu’il s’est d’abord dirigé vers le droit. Mais dans son bureau de procureur, à Manhattan, il s’imaginait à 50 ans en train de se demander ce qu’il pourrait bien faire de sa vie. En même temps, il savait bien qu’il ne pourrait jamais prétendre à la carrière qu’il souhaitait au-delà d’un certain âge. « Finalement, je me suis rendu compte que c’était maintenant ou jamais et j’ai décidé d’essayer d’entrer dans ce monde. »

À l’époque, en 1985, les missions d’infiltration en étaient encore à leurs balbutiements au sein du FBI. Un seul psychologue s’assurait d’évaluer la personnalité de l’agent qui devait effectuer ce genre de mission. Le candidat idéal ? « Quelqu’un qui est très charismatique, mais en même temps qui n’a pas besoin de recevoir beaucoup d’émotions en retour. Ça veut dire que tu peux devenir ami avec beaucoup de personnes – les gens vont t’aimer, ils vont vouloir être avec toi –, mais tu peux être seul et isolé de ton propre groupe de soutien sans avoir de problèmes. Et il n’y a pas beaucoup de gens qui sont comme ça », précise Marc Ruskin.

Les agents créaient alors eux-mêmes leur fausse identité et leur « légende » afin de se constituer une histoire crédible – ce qu’il explique de façon captivante dans son livre. Mais n’a-t-il jamais craint de révéler ces identités au grand jour ?

La plupart des criminels ont déjà appris que j’étais de la police fédérale parce qu’au début de ma carrière d’infiltré, l’infiltration était une technique relativement nouvelle, spécialement au FBI. Ce n’est que dans la deuxième étape de ma carrière que des lois ont été créées pour protéger l’identité de l’agent, qui témoigne maintenant sous un numéro et pas sous son nom.

Marc Ruskin

« Mais normalement, les criminels ne vont pas essayer de se venger d’un agent, ajoute-t-il. Ils ne veulent pas passer le reste de leur vie en prison ou à être chassés par le FBI partout dans le monde… parce que si quelque chose arrive à un agent, l’enquête ne finit que quand le type est attrapé ou qu’il meurt. »

Écrire ce livre, dit-il, a été cathartique. Il lui aura fallu deux ans après sa retraite pour réapprivoiser la vie civile, faire le deuil de ce qu’il appelle dans son livre son « ancienne institution bien-aimée » pour retrouver un cabinet d’avocats, et cesser de rêver à ces missions d’infiltration qui lui ont permis de « connaître de l’intérieur » des mondes autrement inaccessibles.

Intarissable, Marc Ruskin caresse le projet d’écrire un autre livre d’enquête ou un grand roman. Ou même de travailler comme consultant. « S’il y a des producteurs de télé ou de cinéma canadiens qui veulent savoir comment fonctionnent le FBI et l’infiltration », il est disponible, dit-il, pince-sans-rire.

Le caméléon : mémoires d’un agent du FBI infiltré

Le caméléon : mémoires d’un agent du FBI infiltré

Hugo Doc

500 pages