Je me souviens avoir dit à un ami, il n’y a pas si longtemps, « on n’a pas assez écouté de Bob Dylan dans nos vies ». Et je garde cette impression que pour Dylan, c’est comme pour un grand penseur : on pourrait l’écouter toute une vie sans jamais complètement le saisir.

On n’a jamais fini de faire nos devoirs à son égard. Je me rappelle qu’on me disait à une certaine époque que la plus grande erreur pour un philosophe était de ne pas lire suffisamment Heidegger, et que c’était la tâche de toute une existence. Eh bien ! je dirais volontiers la même chose de Dylan, du point de vue de la musique, mais aussi de la philosophie. Le pari de son récent livre, qui vient tout juste de paraître, est de nous dire que c’est un peu la même chose.

Il faut lire cet essai lentement, avec un téléphone ouvert pas loin pour écouter chacune des chansons abordées.

Par son titre et sa structure, Philosophie de la chanson moderne fait écho à une impression, devenue avec le temps une de mes convictions intimes : ce que nous écoutons en boucle, ce que nous écoutons depuis toujours, ce qui marque notre esprit comme expérience musicale intime, forge notre vision du monde au même titre que ce que nous nommons communément « philosophie ». Je prends ce terme ici dans son acception la plus populaire, comme lorsqu’il est utilisé dans la bouche d’un coach du Canadien de Montréal pour résumer la vision commune des choses au sein de l’organisation. Un alignement de joueurs, une certaine attitude sur la glace, de même qu’une liste de chansons dans un certain ordre, ça témoigne de l’identité philosophique d’une personne, d’un groupe.

Je crois qu’une excellente façon de commencer, pour quiconque voudrait un jour s’aventurer à écrire un essai, mais hésite à le faire, est de dresser une liste de chansons qu’il aime, et d’écrire sur chacune d’entre elles. Des lignes directrices se dessineront toutes seules, des horizons de sens prendront forme. Je pense spontanément à cette pratique perdue de ma jeunesse, alors qu’on faisait des compilations de chansons sur cassette, pour soi-même ou pour un autre. Ces cassettes disaient qui nous étions, comment nous nous voyions et comment nous voyions le monde. Une cassette joyeuse, une plus pensive, une plus amoureuse : chacune devenait comme une partie de notre somme philosophique personnelle.

Dylan nous offre ici 66 chansons de différents artistes (de Marty Robbins à Johnny Cash en passant par Willie Nelson) en autant de chapitres, dont on a vite remarqué dans les médias américains que seulement quatre pièces étaient interprétées par des femmes. C’est effectivement frappant, désolant, mais sûrement pas étonnant venant de celui que je m’amusais à qualifier en lisant de « philosophe vieux snoreau ». « Penseur tannant » m’est passé par la tête aussi, lui qui s’amuse à balayer du revers de la main les Beatles à plus d’une reprise, pour quelques pages plus loin dénigrer le rap dans son ensemble.

Ses chansons sont pour la plupart très traditionnelles, ancrées dans la fibre même d’une identité états-unienne bien peu contemporaine.

Les pièces musicales qu’il nous offre auraient, pour une bonne partie d’entre elles, été très bien choisies pour un vieux film des frères Coen (je pense particulièrement aux choix bluegrass et country, qui sont nombreux), alors qu’il faut cependant enlever le deuxième degré ironique et le sourire de George Clooney pour leur donner une place dans ce livre. Écoutez Keep my Skillet Good and Greasy, d’Uncle Dave Macon, pour vous donner une idée. D’autres titres me faisaient plutôt penser à la grande époque des sélections musicales dans les films de Tarantino, comme War, d’Edwin Starr. L’essai sur cette dernière offre un des bons moments du livre d’ailleurs, en critiquant l’opération de mercantile vis-à-vis du sentiment antiguerre aux États-Unis. Dylan est cynique, sauf quand on touche à une certaine grandeur américaine perdue. Il fait même deux fois référence au fameux slogan de Trump, sans le critiquer vraiment.

Comme souvent, Dylan est ici formidable et risible en même temps. C’est de la philosophie profondément personnelle, en même temps que c’est loin d’être de la philosophie au sens propre et canonique du terme. Le commun des mortels y découvre plein de chansons et plein de faits sur ces chansons, mais je gardais l’impression qu’on tombait parfois dans le wikipédisme dans la rédaction.

Les essais liés à chacune des chansons sont en grande partie divisés en deux. On a d’abord une espèce de logorrhée de Dylan, qui semble s’offrir une libre association qui frôle parfois la paraphrase des paroles de la pièce musicale. Il permet ainsi une certaine immersion dans l’atmosphère de la musique. Puis vient un deuxième volet à l’essai, où on raconte quelque anecdote quant à la composition ou à la vie de l’artiste analysé. J’ai retrouvé le Dylan marmonnant que j’aime dans la première partie, alors que je me demandais parfois si la deuxième avait été signée par un prête-plume, un ghost writer. Le ton de ces deuxièmes parties m’a fait penser à ces mille fois, à l’époque où je traînais avec des critiques musicaux, où on m’étalait des connaissances inutiles, mais amusantes, sur des chansons. Et c’est sûrement dans cette rencontre du lyrique et de l’historique que se trouve le poids de cet essai.

Philosophie de la chanson moderne sera en librairie le 18 janvier 2023. La version en anglais est déjà disponible.

Philosophie de la chanson moderne

Philosophie de la chanson moderne

Fayard

352 pages