Perdre la tête est de ces romans où on pénètre, d’abord incertain, mais dont la force du récit, les personnages plus grands que nature et l’univers romanesque fantaisiste ont tôt fait de nous prendre dans leurs filets.

Campé à Montréal, dans le Mile doré bourgeois de la fin du XIXe siècle, ce roman de l’écrivaine montréalaise Heather O’Neill, traduit par Dominique Fortier, est l’histoire d’une amitié passionnelle. D’une rivalité grandiose qui chamboulera l’ordre des choses, dans un récit qui parle de luttes de pouvoir et de désir, où cœur brûlant et raison glaciale s’étreignent dans une lutte sans merci. O’Neill donne vie à deux personnages aux antipodes, qui s’attirent férocement comme le font les pôles magnétiques contraires, provoquant stupeurs et tremblements sur leur passage.

Il y a d’abord la solaire Marie Antoine, blonde aux yeux bleus qui baigne dans l’opulence, gâtée par un père veuf richissime qui détient une raffinerie de sucre et tente de nourrir son vide intérieur à coups d’achats aussi somptueux qu’inutiles. Insensible au monde extérieur à son royaume, la jeune fille vit dans son imaginaire tissé de fantaisie, de rose et de sucreries où elle est reine et objet de toutes les convoitises. Puis il y a la ténébreuse et nihiliste Sadie, brune aux yeux bruns, mouton noir de l’arriviste famille Arnett qui est prête à tout pour accéder à la classe sociale supérieure du Mile doré.

Leur rencontre, enfants, mènera à un évènement funeste qui chamboulera leur vie, alors que Sadie doit s’exiler en Angleterre puis, à son retour, s’enfuir dans les quartiers pauvres de la ville — le Mile sordide —, où elle plongera avec délices dans la perversité pour nourrir son art pornographique. Marie, alors héritière de l’empire familial, doit choisir entre se laisser avaler ou avaler les autres, entre humanisme et despotisme.

Foisonnant, parfois étourdissant, le récit de Perdre la tête se déploie sur plusieurs années. Il s’attarde parfois à Marie, parfois à Sadie, avec l’introduction d’autres personnages inextricablement liés à leurs destins, dont la pâtissière Mary, à la ressemblance troublante avec Marie, et Georges, orpheline aux cheveux courts et habillée en garçon ayant grandi dans un bordel, qui désire libérer les femmes de leur asservissement.

En refusant de se conformer à ce que la société et le patriarcat exigent d’elles, Marie et Sadie, enivrées d’elles-mêmes, sont à la fois grandioses, mais aussi terribles, sublimes et grotesques, alors que gronde une révolution ouvrière dans la ville où elles auront leur rôle à jouer, coûte que coûte. En déployant cette grande fresque contrastée et résolument féministe, la romancière aborde plusieurs questions, dont celles des inégalités sociales et du genre, du destin qui est tracé pour nous et de celui qu’on choisit, même si on doit y perdre la tête.

Perdre la tête

Perdre la tête

Alto

344 pages

8/10