Une fois réunis, leurs premiers romans dressent le portrait d’une littérature québécoise riche et plurielle, grave et comique, inquiète et lumineuse. À l’approche du Salon du livre de Montréal, faites connaissance avec Philippe Yong, Sara Robinson, Ayavi Lake et Benjamin Gagnon Chainey.

Philippe Yong : le roman de l’enracinement

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Philippe Yong

Parce qu’il était l’heure qu’il était, Philippe Yong savait que si son téléphone sonnait, c’est que c’était un ami français qui l’appelait, un peu soûl. « Ce soir-là, on a discuté pendant une heure, comme d’habitude, mais en raccrochant, j’ai eu une sorte de sentiment de mélancolie intense à me dire : ‟Pourquoi je ne suis pas en train de boire des verres avec lui, plutôt que d’être ici ?” », se souvient celui qui vit à Montréal depuis huit ans, mais qui est né en France de parents coréens. « Je ne sais pas pourquoi ça s’est formulé comme ça, mais je me suis dit : ‟Tu es un peu hors-sol.” Il y avait une forme de flottement identitaire, de déracinement derrière tout ça. »

À l’image de ces plantes qui poussent sans le soutien de l’humus, Alvare, personnage principal de Hors-sol, flotte au-dessus de sa propre existence. Dans le Champ des possibles, un terrain en friche du Mile-End situé en bordure d’un chemin de fer, l’agronome érige une serre comme on se construit un bunker. Mais les experts en communication de la mairie phagocyteront rapidement la noblesse de son projet, afin d’y faire fructifier les votes, plutôt que les légumes, et au passage, tenter de transformer le jardinier en icône.

Cette chronique agronomico-existentielle sur l’embourgeoisement des quartiers et des esprits parle donc moins de plantes que d’un monde où toutes les paroles sont inévitablement récupérées par la propagande douce des professionnels de la communication et de l’écoblanchiment.

« C’est quelque chose qui m’embête dans notre époque, reconnaît l’auteur, comment on s’approprie des éléments d’une expérience pour les revisiter de façon très utilitaire. »

Sans « faire l’apologie du terroir », ce premier roman, qui camoufle avec élégance sa causticité sous ses phrases parfaites, pose surtout la question de ce qu’on sacrifie lorsque l’on refuse obstinément de s’installer, migrant comme Alvare au gré des contrats.

Longtemps, Philippe Yong, 48 ans, s’est demandé s’il était « du bois de ceux qui écrivent », inhibé par un canon littéraire qu’il a beaucoup fréquenté à l’école et qu’il enseigne aujourd’hui au collège Stanislas. « Mais Montréal m’a donné cette liberté. C’est comme si Hors-sol avait résolu le problème qui lui a donné naissance : le flottement que je décris chez Alvare, ce sentiment de décalage qui est fécond pour l’écriture, il s’est envolé grâce à la vertu magique du livre. Le roman m’enracine, m’ancre ici. C’est à la fois très étrange et très agréable. »

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Hors-sol

Hors-sol

Mémoire d’encrier

272 pages

Sara Robinson : l’Esméralda de l’Outaouais

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Sara Robinson

« Dans le Vieux-Hull et à Gatineau, je vous raconterai un roman de Victor Hugo », annonce la narratrice de L’angoisse d’être à jeun. Un serment à prendre avec les bémols majeurs que le premier livre de Sara Robinson n’est pas du tout lesté par les interminables descriptions de l’auteur de Notre-Dame de Paris et qu’il est rythmé par une langue d’une hilarante causticité, un peu comme si Fabien Cloutier avait grandi en Outaouais, plutôt qu’en Beauce.

« Je suis contente quand les gens me disent que j’ai réussi à les faire rire, parce que c’était plus mon intention que de donner l’impression d’avoir eu la vie difficile », dit l’enseignante de 32 ans, qui vit maintenant à Montréal, mais qui est née à Gatineau.

Elle lisait déjà Victor Hugo à 11 ans, et les poètes du XIXe pas longtemps après, mais ne s’était jamais à ce point reconnue dans une œuvre que dans Borderline de Marie-Sissi Labrèche, lu à l’adolescence. « J’avais trouvé ça bouleversant, mais son humour m’avait beaucoup aidée et rendu moins intimidante cette souffrance que j’avais aussi en moi et que je ne connaissais pas », confie celle dont le livre fouille la sensible complexité d’une relation mère-fille et du trouble de la personnalité limite.

« Mon intention, c’était aussi de donner une voix à ceux qui ont été des Esméralda. »

Des Esméralda ? Sara Robinson désigne ainsi ces personnes marginales qui, comme son alter ego littéraire, « attirent les autres parce qu’elles sont étranges et ne comprennent pas pourquoi elles sont des objets de désir. Si Esméralda était un personnage moderne, ce ne serait pas une princesse de Walt Disney, ce serait une barmaid sur le speed ».

Campé dans le Vieux-Hull, autour du bar Le Troquet où l’autrice a longtemps travaillé, L’angoisse d’être à jeun ne ménage pas de ses critiques la ville de Gatineau, mais pourrait néanmoins être lu comme une ode à une région mal-aimée.

« C’est comme une lettre d’amour à un ex que tu n’as pas complètement oublié », lance Sara en parlant autant de l’Outaouais que du milieu des bars et de la restauration, cet espace hors du monde où de beaux tout croches tentent de prendre soin les uns des autres. « Quand je rédigeais mon mémoire de maîtrise, j’allais dans un bar. J’avais besoin d’entendre le bruit des verres. J’aime ça que le bar soit collant, que Roger soit là en train de téter sa Bleue Dry. Ça m’apaise. »

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L’angoisse d’être à jeun

L’angoisse d’être à jeun

Triptyque

162 pages

Ayavi Lake : le cantouque de Coumba Fleur

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Ayavi Lake

« Sept heures et demie du matin métro de Montréal / c’est plein d’immigrants / ça se lève de bonne heure / ce monde-là / le vieux cœur de la ville / battrait-il donc encore / grâce à eux », écrivait en 1983 dans Tango de Montréal Gérald Godin, un des poètes préférés d’Ayavi Lake et l’un des personnages principaux de son premier roman, Coumba Fleur, enfant d’origine sénégalaise qui se promène dans les rues de Parc-Extension en déclamant les cantouques du regretté député.

« Ce que j’ai tout de suite admiré chez Godin, c’est la notion même de cantouque », explique l’autrice de 42 ans, née à Dakar, au sujet de ce mot que le poète a emprunté au vocabulaire de la drave afin de désigner un poème qui « trimballe des sentiments » et permet de soi-même s’en délester.

Le beau néologisme lui semblait tout désigné pour décrire ce que vivent les immigrants, « qui viennent ici avec leur bagage de souvenirs et d’émotions et qui doivent trouver le contenant qui va leur permettre de transporter tout ça ».

Pour Ayavi Lake, qui signait un recueil de nouvelles, Le marabout, en 2019, ce contenant a toujours été la littérature. « La littérature me permet de me mettre à la place des autres, permet que les autres se mettent éventuellement à ma place et me permet de transporter tout ce qui me fait multiple », observe celle qui enseigne au collège LaSalle et qui vit au Québec depuis 2007. Ce sont ses amies de Jonquière, où elle a habité pendant un peu moins de deux ans, qui lui ont fait découvrir l’œuvre de Pauline Julien, qui la mènera à Godin.

Passionnante fresque sociale, à la croisée du poétique et du politique, La Sarzène dépeint à la fois un Québec idéal, où des jeunes de toutes les origines s’unissent dans l’amitié, et un Québec du repli sur soi, alors que Coumba Fleur voit tranquillement son copain de toujours, Kevin Tremblay-Lavoie, se radicaliser.

Blessée par un de ses gestes, elle s’enfuira en Afrique, où elle prendra la mesure de la souffrance engendrée par la polygamie de son père et réfléchit à ce que cela signifie que d’être féministe.

Est-ce les propos désolants que tiennent des politiciens au sujet du péril de l’immigration que l’on entend dans son roman ? « Je ne les ai pas inventés », regrette Ayavi Lake. « Mais je garde l’espoir, en regardant les jeunes et, surtout, grâce à ce Québec que je trouve dans les livres de Gérald Godin et de Serge Bouchard. »

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La Sarzène

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VLB

296 pages

Benjamin Gagnon Chainey : la beauté du too much

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Benjamin Gagnon Chainey

« Je voulais y aller all in », confie Benjamin Gagnon Chainey au sujet de son premier roman, Candy. Physiothérapeute de formation, plongeur-acrobate (il a longtemps présenté des spectacles à La Ronde), entraîneur, il est arrivé à la littérature comme on se met à l’abri d’une intempérie, à la fin de ses études, alors qu’il traversait des heures difficiles. « J’ai fait une grosse dépression qui m’a rapproché des lettres. Je me suis réfugié dans la lecture et l’écriture », se rappelle l’auteur de 40 ans, qui termine son postdoctorat.

Une réorientation professionnelle et existentielle expliquant en partie que Candy vibre de la fiévreuse intensité du prosélyte.

Écrit dans une langue ornementée et jouissivement précieuse — « une langue décadente, très fin de siècle », dit le principal intéressé —, ce petit conte d’amour funeste, sorte de Bonnie & Clyde qui aurait été imaginé par un disciple de Jean Cocteau ou Oscar Wilde, accompagne la drag-queen de son titre dans une cavale qui la mènera de la morne province française de Villecresnes jusqu’à Montréal.

Sa quête ? Goûter à l’immortalité, en semant la mort derrière elle. Le spectre de plusieurs fléaux — la peste, la syphilis, le sida — plane sur le couple aux abois que forment la diva de pacotille et son amant, l’irrésistible Mathurin.

« J’avais envie de créer un roman flamboyant, exubérant, too much », souligne celui dont le livre, qui loge presque implacablement du côté de l’imaginaire, tranche avec une certaine littérature LGBTQ+ qui témoignerait davantage des luttes du présent.

« C’est évidemment important qu’il y ait eu des combats sociaux pour normaliser l’homosexualité, mais en même temps, le queer, c’est un pouvoir d’être hors des normes de la société, de ne pas appartenir à un présent bien-pensant. Je voulais que le texte me permette d’être complètement quelqu’un d’autre, écrire avec mes tripes, mais sans reconduire mon je. Je me suis travesti dans le texte », explique celui dont l’héroïne est une créature hybride, inspirée de Thierry Paulin, le monstre de Montmartre qui aurait tué 21 personnes en 1987, et de Candy Darling, la superstar transgenre d’Andy Warhol.

Benjamin Gagnon Chainey aspire lorsqu’il écrit à ce qu’il admire dans l’art de la drag, « cette capacité à rendre les choses plus grandes que nature, à ne pas se soucier de ce que les autres pourront penser, à célébrer la singularité, à ne pas se fondre dans la masse universelle. Ça donne un immense pouvoir, une ivresse ».

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Candy

Candy

Héliotrope

144 pages