C’est l’évidence : on ne lit pas de la même manière un roman posthume comme Le garçon aux pieds à l’envers de François Blais que n’importe quel autre livre, surtout lorsque son auteur a lui-même pris la décision de partir, et que le roman posthume en question parle de disparition.

Mais on y arrive, par moments, à faire abstraction de notre tristesse, parce que Le garçon aux pieds à l’envers, paru en septembre dernier moins de cinq mois après la mort de l’écrivain, compte parmi ses meilleurs livres. Et bien qu’il s’adresse à un lectorat jeunesse de 12 ans et plus, vous n’y verrez rien, dans l’écriture ou dans l’histoire, qui le distinguerait radicalement du reste de son œuvre.

À Saint-Sévère, minuscule village de la Mauricie, Joey, gamine à la fois naïve et étrangement sagace, s’évapore dans la nature, sans que sa catatonique de mère ni son veule de beau-père se fassent trop de mauvais sang. Afin de retrouver l’enfant, Adrienne Ferron, sa voisine de 14 ans, appelle en renfort sa copine Léonie, et se sent quand même un peu mal d’être aussi joyeuse de pouvoir ainsi passer la journée auprès de celle dont elle craint sans cesse d’être rejetée.

On aura souvent dit de François Blais qu’il était le Réjean Ducharme de sa génération, une comparaison pas exactement farfelue, qui présentait ses limites.

Mais là où Ducharme et François Blais se rejoignent peut-être le plus — Le garçon aux pieds à l’envers en sera l’ultime démonstration —, c’est dans leur capacité à façonner des personnages féminins forts et souverains, méfiants, drôles et charitables, comme cette Adrienne, dans laquelle je suis tenté de voir le profil de François, même si je sais que je cherche peut-être un peu trop l’auteur entre les lignes de la fiction.

Surtout, ne pas mentir

J’ai eu la chance d’interviewer François Blais à quelques reprises. Notre dernier échange par courriel remonte au 2 août 2021. En prévision de la journée Le 12 août, j’achète un livre québécois, je recueillais pour le quotidien auquel je collaborais à l’époque des témoignages d’écrivains au sujet de leur librairie préférée.

François aurait aisément pu m’offrir un petit mensonge blanc et me parler, par exemple, de l’Exèdre de Trois-Rivières — je sais qu’il avait une réelle affection pour sa copropriétaire Audrey Martel, une de ses lectrices les plus généreuses.

Mais il se trouve que François lisait sur une tablette des livres québécois, qu’il achetait forcément en ligne, et des best-sellers américains, qu’il piratait. Pas question de tordre le cou au réel, même de manière parfaitement inoffensive, afin de voir son nom et son visage dans le journal, un pas que presque n’importe qui aurait franchi sans y réfléchir. « Je ne peux quand même pas dire que mon libraire favori est Jeff Bezos », m’avait-il écrit, une phrase qui me fait rire chaque fois que je la relis.

Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce que voilà sans doute un des traits les plus récurrents de l’univers de François Blais, trait que partage Adrienne, que ce rejet du théâtre du monde des adultes, dont la petite hypocrisie semble parfois être le mortier.

Il y a une mélancolie qui voile toute l’œuvre de François Blais, un désenchantement propre à ce moment précis où les adolescents constatent que les adultes ne conçoivent aucune honte à trahir ce en quoi ils prétendent croire.

D’autres livres ?

François tentait dans ce même courriel de me dissuader de lire son roman qui s’apprêtait à paraître, La seule chose qui intéresse tout le monde (L’Instant même), que je lui disais pourtant avoir hâte de découvrir, et ce n’était pas de la politesse. « Je ne sais pas trop si tu devrais te plonger dans mon petit dernier. Tsé, c’est de la science-fiction, et si c’est pas ta tasse de thé, tu risques de trouver ça ennuyant. »

François Blais n’était pas une vedette littéraire, mais avait de nombreux fervents disciples, qui défendaient à chaque occasion sa place parmi les plus grands écrivains québécois.

Ces mots sont déjà parvenus à ses oreilles, je le sais, mais je me demande souvent, depuis ce dimanche de mai, s’il les entendait pour vrai, si, contrairement à Adrienne, il était parvenu à cesser de douter de la sincérité de l’admiration, de l’affection des autres à son égard.

Y aura-t-il d’autres livres de François Blais ? Il a assurément — son éditrice chez L’instant même Geneviève Pigeon me le confirme — laissé derrière lui des textes, dans des états différents de complétion, contrairement au Garçon aux pieds à l’envers, dont il avait achevé l’édition pas longtemps avant de partir.

Des textes que Geneviève ne s’imagine pas travailler avec personne d’autre que François, dont les personnages étaient flemmards, mais qui, lui, était du genre à équarrir chaque phrase jusqu’à ce qu’elle soit à son goût. Le problème ? François Blais n’est plus là. Sauf dans ses livres où, j’espère qu’il me le pardonnerait, je continuerai de chercher partout son sourire discret.

Un hommage à François Blais sera rendu au Salon du livre de Montréal lors du Cabaret de la mémoire vivante, le 23 novembre à 19 h 30.

Le garçon aux pieds à l’envers

Le garçon aux pieds à l’envers

Fides

320 pages

Consultez le site du Salon du livre de Montréal