Atteintes de douleurs chroniques, cycliques ou spontanées, les allongées ont en commun leur posture. Leur solitude aussi, malgré l’addition de leurs voix. Elles-mêmes aux prises avec des douleurs fréquentes, Martine Delvaux et Jennifer Bélanger rendent hommage à ces femmes, dans Les allongées, un livre sur la souffrance et la résilience.

Lorsqu’elles affirment avoir écrit cet essai allongées, au plus profond de la pandémie, les deux autrices n’usent pas d’une figure de style. C’est littéralement dans leur lit respectif, telles des Frida Kahlo, couchées, mais disciplinées, qu’elles ont rédigé la somme de fragments qui composent ce court ouvrage.

« On a le même rythme de travail, qui est un rythme effréné, c’est paradoxal, note Martine Delvaux, romancière et essayiste. On travaille extrêmement vite parce qu’on a toujours peur de manquer de temps. Tous les jours, on s’envoyait des fragments. On a écrit ce livre-là beaucoup plus rapidement qu’on pouvait même l’imaginer. Parce qu’on a une production trop grande par rapport aux douleurs qu’on subit. »

Dans son cas, ce sont des douleurs au dos causées par une dégénérescence discale due à une chute et diagnostiquée en 2012. « Ça fait que des cervicales jusqu’aux lombaires, c’est comme si ma colonne avait 20 ans de plus que moi », illustre-t-elle. S’asseoir dans les bureaux de sa maison d’édition pour l’entrevue, alors qu’elle venait de passer deux semaines au lit, était « souffrant » et elle a senti le besoin de se lever à un certain moment.

Jennifer Bélanger n’a pas de diagnostic. Et cela ajoute à sa souffrance.

J’ai été dans une errance médicale pendant un certain temps, puis j’ai abandonné. C’est une fatigue chronique, si on peut dire, et des maux de tête. Je pense que ce sont peut-être des migraines liées aux yeux. Mais, je n’ai pas de diagnostic.

Jennifer Bélanger

À deux, les autrices en connaissent beaucoup sur la douleur. Jennifer Bélanger a fait du corps malade féminin le sujet de sa thèse de doctorat que supervise Martine Delvaux, professeure de littérature à l’UQAM. Cette douleur féminine était aussi présente dans son premier roman, Menthol, paru en 2020 et finaliste des Prix littéraires du Gouverneur général. Quant à Martine Delvaux, elle a déposé une demande de subvention pour un grand projet de recherche sur les douleurs chroniques chez les femmes en lien avec la littérature.

Puis l’an dernier, ensemble, elles ont participé au festival OFFTA pour présenter la douleur telle qu’elle est abordée par l’écrivaine américaine Anne Boyer, à qui l’on a diagnostiqué une forme très agressive de cancer du sein à l’âge de 41 ans, et par la militante féministe et essayiste afro-américaine Audre Lorde, qui a succombé au cancer.

Nommer l’innommable

Dans leur essai, Martine Delvaux et Jennifer Bélanger se sont entourées de ces deux femmes, ainsi que de plusieurs autres, écrivaines, artistes, cinéastes, afin d’amalgamer à leurs récits personnels ceux de celles qui ont aussi connu la vie à l’horizontale. Dans leurs textes, elles ont puisé leur manière de nommer la douleur. « Ce qui nous intéresse, je pense, depuis le début, c’est que la douleur est innommable, elle est impartageable, expose Martine Delvaux. C’est pour ça que la torture existe, c’est-à-dire qu’un bourreau peut torturer parce qu’il ne va pas sentir la douleur. Cet impartageable-là était au centre, consciemment ou non, de l’exercice d’écriture. »

Ainsi, le livre est un amalgame de fragments de textes tantôt intimistes, tantôt étymologiques, historiques ou inspirés d’œuvres marquantes. Les autrices y explorent aussi la figure de la femme allongée dans l’art, vue bien souvent par l’homme. Cette femme n’est toutefois pas que douleur, tout comme la femme allongée en général qui, remarque Jennifer Bélanger, « représente plein d’affects : l’extase, la douleur, le désir, le désir de séduire ». Il y a d’ailleurs cette volonté chez les autrices « de montrer le lit comme un lieu où on vit, ajoute Martine Delvaux. Et peut-être retirer le cliché voulant que si tu es allongée, tu ne fais rien. Nous, on fait allongée. » Car il y a chez les allongées un sentiment de culpabilité et une peur de la suspicion : sont-elles crues ?

Les femmes n’ont certes pas le monopole de la douleur, mais souvent dans l’histoire, on les a qualifiées de paresseuses, d’hystériques ou de folles.

« En y allant à plus grands traits, on voulait faire apparaître quelque chose qui est documenté : la douleur des femmes, elle est sous-traitée », souligne Martine Delvaux. « Et ça se complexifie avec la race, l’enjeu de classe, l’orientation sexuelle, poursuit Jennifer Bélanger. Ce sont encore des angles morts dans la médecine. »

Les voix tendent à s’élever et Martine Delvaux cite en exemple Loto-Méno, la série documentaire de Véronique Cloutier sur la ménopause et l’hormonothérapie. « Si ce n’est pas traité, si on ne s’occupe pas de ces femmes qui sont au top de leur productivité, en gros, on les exclut du social, dénonce-t-elle. Qu’est-ce qu’on est en train d’opérer ? »

Pour ses douleurs chroniques, la professeure affirme avoir le soutien de son employeur qui a accepté d’adapter sa tâche à ses capacités. « Il reste que je soupçonne que ma carrière, en tout cas universitaire, va être raccourcie, sans doute à cause de ça. »

Pour Jennifer Bélanger aussi, l’horizon est « brouillé » : « Je ne suis pas encore établie dans un milieu professionnel, mais ça me questionne à savoir qu’est-ce qu’il y a devant moi, c’est quoi mes possibles ? »

« […] Qui a décrété que l’avenir n’appartient qu’aux personnes qui restent debout après s’être levées tôt » écrivent-elles dans cet essai léger en ponctuation.

Les allongées

Les allongées

Héliotrope

150 pages
En librairie le 12 octobre