Le réel n’est jamais bien loin dans l’œuvre de Fabien Toulmé. Sa première bande dessinée, Ce n’est pas toi que j’attendais, raconte la naissance et l’apprivoisement de sa fille Julia, atteinte de trisomie 21. Sa série L’odyssée d’Hakim s’intéresse quant à elle au parcours d’un immigré syrien et se pose comme un contrepoids aux discours anti-immigration et xénophobes.
Après son charmant Suzette ou le grand amour, il revient à son rôle de documentariste social. Les reflets du monde : en lutte raconte les combats politiques et sociaux menés par des communautés au Liban, au Brésil et au Bénin.
Fabien Toulmé n’est pas Joe Sacco, réputé bédéiste américain qui a notamment signé des œuvres marquantes sur la Bosnie, la Palestine et Gaza. Son approche est moins journalistique et relève plus de l’exploration personnelle. Il vise toutefois le même objectif : mettre en lumière des luttes populaires et en expliquer les raisons.
Il commence au Liban où, excédé par les inégalités sociales, le peuple a commencé à manifester contre le gouvernement de Saad Hariri à l’automne 2019. Il n’avait pas fait le voyage pour ça : il devait plutôt participer au Salon du livre de Beyrouth, qui a été annulé à la dernière minute en raison de la thawra — la révolution. Ici, comme il le fera ensuite au Brésil et au Bénin, il va à la rencontre des gens, raconte leur quotidien et expose leurs revendications.
Ses sujets sont parfois durs, mais il y a toujours quelque chose de sympathique dans les pages de Fabien Toulmé. Ça tient à sa ligne claire qui a quelque chose d’un peu naïf, mais surtout à son ton : le bédéiste pose un regard empathique sur ce qui l’entoure et les gens qu’il rencontre. Il ne s’élève jamais au-dessus de ses sujets non plus, ne s’approprie pas leurs luttes et ne joue pas au héros — il se montre même un peu peureux —, ce qui contribue au lien avec le lecteur.
En lutte ne se démarque ni par sa facture ni par son découpage, mais pointe avec justesse les abus de pouvoir et les désastres humains causés par des inégalités sociales flagrantes. Or, s’il montre des militants, ce n’est pas un ouvrage militant : c’est plutôt un livre bienveillant, qui parle de solidarité, de combativité, de justice et de dignité humaine. Des valeurs qui font tourner le monde.
Les reflets du monde : en lutte
Delcourt/Encrages
329 pages
Aux frontières du réel
Désastreuses dans la vraie vie, les théories du complot constituent une matière fascinante en fiction. Les héritiers raconte l’initiation aux faits alternatifs d’un étudiant travaillant dans une librairie parisienne portée sur les idées marginales. Il est sceptique et n’adhère pas à ce discours voulant qu’on nous « cache des choses » et que seuls les esprits libérés du formatage imposé par les médias et les institutions politiques arrivent à voir clair. Il décide donc de « faire ses propres recherches » et prend ce cercle de complotistes comme sujet de thèse, ce qui l’amènera à suivre une expédition jusqu’au pôle Sud, qui ne serait ni ce qu’on pense ni où on pense… Pierre-Yves Cézard, dont le style mise sur des lavis de gris, joue habilement avec le stéréotype du complotiste dans Les héritiers. On sent même un sourire en coin dans sa façon de mener son récit aux contours ésotérique, qui dépasse largement les frontières du réel, mais qui laisse sur sa faim après une finale extravagante.
Les héritiers
La Pastèque
128 pages
Un conte habile
Le lac Kijikone s’est enflammé à la suite d’un orage, ce qui crée tout un émoi à Rivière-aux-Corbeaux, d’autant plus qu’on raconte qu’un lac enflammé a la propriété de transformer tout ce qu’on y plonge en or. Une bande d’adolescents part donc en expédition pour mettre la légende à l’épreuve avec des objets divers, dont un lapin vivant… Plus ils s’enfoncent dans la forêt, plus des dissensions naissent dans le groupe. Les deux plus motivés se rendent jusqu’aux rives du lac où un drame survient. Parfois les lacs brûlent joue habilement avec les caractéristiques du conte, que l’autrice inscrit avec crédibilité dans le monde d’aujourd’hui, notamment à travers des dialogues fort justes. Geneviève Bigué possède un trait doux et expressif, superbement mis en valeur par une palette de couleurs axée sur le gris, les teintes terreuses et l’orangé. Un premier album qui laisse entrevoir de bien belles choses pour cette bédéiste.
Parfois les lacs brûlent
Front Froid
92 pages
Une comique qui a du mordant
Mort de rire plonge dans les coulisses de l’École nationale de l’humour où une bande de jeunes s’échinent à écrire des numéros qui feront mouche. C’est difficile pour Reda, fils d’immigrant qui n’ose pas avouer à son père qu’il veut devenir humoriste, mais ça vient plus naturellement à Yvonne, jeune femme vive au cœur du récit de Jean Lacombe. La verve que lui prête l’auteur porte littéralement ce récit qui pose un regard d’une ironie bienveillante sur les dessous de ce drôle de métier : les cours aux thèmes parfois absurdes, la course folle pour passer d’une soirée micro ouvert à l’autre, l’espoir de percer et d’avoir un jour ses 15 minutes de gloire à Tout le monde en parle… On s’attache vite à son Yvonne, qui est vraiment mourante, et on se laisse vite prendre par ses dialogues habiles, ses compositions qui ont du mordant et son trait vif.
Mort de rire
La Pastèque
128 pages
Autres parutions
Dernier week-end de janvier
Sur le plan visuel, Bastien Vivès fait mouche à tout coup : sa ligne est élégante et ses compositions noir-blanc-gris, toujours superbes. Dernier week-end de janvier (Casterman) offre par contre le récit banal d’un auteur de BD qui s’ennuie, mais qui, le temps d’un festival, sentira son cœur palpiter de nouveau.
La fin du commencement
La fin du commencement, c’est la mise en images par Anne Villeneuve (Une longue canicule) du parcours de Fadi Malik, qui a été forcé de quitter le Liban. À cause de la guerre, mais aussi à cause de l’intolérance : Fadi est gai. Il ne suffit toutefois pas de changer de décor pour changer ce qu’on a intériorisé et sa libération sera lente.