Leila Mottley avait 17 ans lorsqu’elle a commencé à écrire l’histoire d’une adolescente noire qui doit vendre son corps pour survivre, dans un quartier défavorisé des États-Unis. Deux ans plus tard, Arpenter la nuit est déjà traduit en 13 langues, elle est l’autrice la plus jeune à se retrouver sur la liste du prestigieux Booker Prize et le New York Times l’a classée parmi les 10 jeunes auteurs afro-américains les plus talentueux. Entretien.

Leila Mottley a toujours su que l’écriture occuperait une place dans sa vie, peu importe la carrière qu’elle choisirait. À 6 ans, elle composait de la poésie ; à 14 ans, elle comptait deux romans à son actif, même si ceux-ci sont restés dans ses tiroirs, et elle planche en ce moment sur un nouveau récit, confie-t-elle au bout du fil, jointe chez elle à Oakland, en Californie.

C’est ainsi qu’à l’âge où elle écrivait Arpenter la nuit, son premier titre à être publié, son personnage de Kiara parcourait, désespérée, les rues mal famées de son quartier d’East Oakland.

En fait, ce roman est né d’une histoire vraie. En 2015, un scandale impliquant un grand nombre de policiers et une jeune prostituée a fait les manchettes dans la région de San Francisco. Leila Mottley, alors jeune adolescente, suit l’affaire de près.

J’en ai été témoin au moment où tout est sorti. Et j’imagine que c’est resté avec moi.

Leila Mottley

Son héroïne n’a pourtant rien à voir avec la vraie victime, qui est blanche. « Je voulais écrire cette histoire de la perspective d’une adolescente noire pour montrer la vulnérabilité et le manque de protection des filles noires », dit Leila Mottley qui, en plus d’avoir fait quantité de recherches sur la question, est allée jusqu’à faire relire son manuscrit par une jeune femme ayant vécu l’expérience de la rue.

La violence d’un quartier

Arpenter la nuit est le récit poignant d’une vie qui semble sans issue. Kiara vit dans l’un de ces quartiers que tout le monde préfère éviter. Un quartier qui pourrait ressembler à tant d’autres, comme celui de Liberty City qui prend vie dans le film de Barry Jenkins Moonlight, et dont on découvre intimement dans le roman les ruelles, les terrains de basket et les grands boulevards…

Au fil des pages, on en vient même à imaginer l’adaptation au grand écran qui pourrait s’en inspirer, malgré le décalage causé par une traduction trop franchouillarde des dialogues.

Oakland suit un peu le même schéma que beaucoup de villes historiquement noires comme Chicago, Atlanta ou Detroit. Et l’un des enjeux majeurs est qu’il n’y a que très peu de ressources qui sont injectées dans ces communautés noires.

Leila Mottley

En dépit de ses propres soucis, Kiara, qui vit seule avec son frère aîné depuis ses 15 ans, s’occupe du fils de sa voisine, laissé à l’abandon par une mère accro au crack. « Dans un sens, elle veut le materner et se materner elle-même à travers lui parce qu’elle est encore une enfant ; alors elle essaie de saisir ces moments d’enfance avec lui », souligne Leila Mottley.

Quand, un soir, un homme propose à Kiara de l’argent en échange de son corps, elle entrevoit la seule issue qui s’offre à elle. Elle commence à faire le trottoir jusqu’au jour où des policiers l’interpellent ; mais au lieu de l’arrêter, ceux-ci vont se servir d’elle. À répétition.

« Lancer des conversations »

En racontant l’histoire de cette jeune femme, la romancière explique qu’elle a cherché à donner une voix à toutes ces femmes noires victimes de violences policières — et sexuelles, de surcroît —, mais doublement invisibilisées, à son avis, en ayant été mises à l’écart par des mouvements comme Black Lives Matter, qui se sont centrés sur les victimes masculines.

Mais ce qu’elle souhaite, par-dessus tout, c’est de peindre un visage sur cette fraction défavorisée d’Oakland et sa jeunesse. « Ces communautés noires ont beaucoup plus à montrer que ce que les médias représentent. J’adore Oakland, mais en grandissant, tout ce que j’ai jamais entendu de ma ville, c’est une description diabolisante où on la place sur la liste des villes les plus violentes avec les taux de criminalité les plus élevés ; je trouve que c’est une façon très étroite de regarder une ville qui est multidimensionnelle et vibrante. »

« On a assurément beaucoup de travail à faire encore, mais j’espère que le livre pourra lancer des conversations sur la question des violences sexuelles, et peut-être entraîner des changements tangibles en créant des façons de dénoncer ce genre de crime », espère Leila Mottley.

Arpenter la nuit

Arpenter la nuit

Traduit de l’anglais par Pauline Loquin

Albin Michel
401 pages