« Qu’est-ce que je peux faire ? C’est comme être atteint d’une maladie incurable que je traîne et qui vient constamment me hanter. Une sorte d’herpès ! », m’a dit Salman Rushdie en haussant les épaules.

C’était il y a dix ans, dans une chambre d’hôtel de Toronto. Nous étions seuls, en tête-à-tête. Sans plus de mesures de sécurité, malgré une fatwa de l’ayatollah Khomeini qui avait fait en 1989 de l’auteur des Versets sataniques un condamné à mort – assortie d’une prime alors évaluée à 3,3 millions US.

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Salman Rushdie vivait comme il l’entendait, librement et courageusement. On ne remarquait pas chez lui les stigmates de cette menace constante qui pesait sur sa personne depuis plus de deux décennies.

Il avait beau avoir échappé, selon ses propres estimations, à une vingtaine de tentatives d’assassinat, je rencontrais un gentleman flegmatique, affable et charmant, au regard vif et à l’humour fin. Un magnifique survivant.

Vendredi avant-midi, ce que plusieurs redoutaient depuis 33 ans s’est produit. Salman Rushdie, 75 ans, a été attaqué et poignardé par un homme de 24 ans, Hadi Matar, alors qu’il se trouvait sur scène avant une conférence littéraire. Blessé notamment au cou et à l’abdomen, saignant abondamment, il a été transporté par hélicoptère à l’hôpital où il a été opéré d’urgence en après-midi. « Les nouvelles ne sont pas bonnes », a déclaré son agent littéraire Andrew Wylie au New York Times, vendredi soir. Il a précisé que l’auteur, sous respirateur artificiel, pourrait perdre un œil et que son foie avait aussi été atteint.

Rushdie se trouvait à Chautauqua, petite ville du nord-ouest de l’État de New York, afin de discuter devant quelque 4000 spectateurs du statut des États-Unis comme refuge pour les écrivains en exil et les artistes menacés de persécutions. Triste ironie.

Salman Rushdie a 41 ans, en septembre 1988, lorsqu’il publie en Angleterre son quatrième roman, sur le déracinement et l’immigration. Son titre, Les versets sataniques, fait allusion à une légende selon laquelle des versets retirés du Coran auraient été inspirés à Mahomet par le diable.

Il est rapidement interdit de publication en Inde, pays natal de l’écrivain britannique. Le 14 février 1989, une fatwa (décret religieux) de l’ayatollah Rouhollah Khomeini, « guide suprême » de la révolution iranienne, considérant blasphématoires des passages satiriques du livre, condamne à mort Rushdie et le contraint à la clandestinité.

Pendant quasi une décennie, sa tête mise à prix, portant des perruques pour passer incognito, Salman Rushdie vit dans des dizaines de demeures tenues secrètes en Grande-Bretagne sous protection policière, craignant pour sa sécurité et celle de ses proches. Seulement en 1989, il change de domicile plus de 50 fois…

« Je n’étais pas habitué à voir quatre hommes armés dans ma cuisine, c’était quasiment claustrophobique », écrit-il dans son autobiographie, dont le titre, Joseph Anton : A Memoir, réfère au pseudonyme sous lequel il vit dans les années 1990 et qu’il a emprunté à ses deux auteurs préférés, Joseph Conrad et Anton Tchekhov.

« J’ai décidé d’écrire une autobiographie parce que ma vie est devenue intéressante », m’a-t-il expliqué en septembre 2012, une semaine avant la publication du livre.

« Je me suis dit qu’il y avait là une histoire à raconter. Mais l’autobiographie n’est pas un genre qui m’intéresse. Je n’ai jamais cru que je m’y soumettrais. Je ne croyais pas que ça pourrait intéresser quelqu’un. J’ai fini par le faire. Ça en a valu la peine. »

Dans cet exercice d’introspection de plus de 600 pages, qu’il m’a avoué avoir trouvé libérateur, il est question de son enfance à Bombay – il est né deux mois avant l’indépendance de l’Inde –, des avantages et difficultés de son statut de paria sur sa vie sentimentale (il a été marié quatre fois, dont à la top-modèle et animatrice Padma Lakshmi) et, bien sûr, de cette fatwa qui l’a rendu célèbre.

C’est par une journaliste de la BBC, le matin de la Saint-Valentin 1989, qu’il a appris comme plusieurs le sens de ce terme issu du droit islamique, qu’il découvrait et qui allait désormais lui coller à la peau. « Comment se sent-on quand on est condamné à mort ? », lui a-t-elle demandé à brûle-pourpoint.

Lorsque je l’ai rencontré dans le cadre du Festival international du film de Toronto (TIFF), Salman Rushdie vivait à visage découvert, à Manhattan, depuis une décennie. Il se trouvait au TIFF en marge de la soirée de gala consacrée à son premier long métrage à titre de scénariste, l’adaptation de son livre Midnight’s Children, réalisée par la cinéaste canadienne Deepa Metha. Son deuxième roman, inspiré de son enfance, lui avait valu le prestigieux prix Booker en 1981 et avait lancé sa carrière.

Malgré des informations contradictoires, la fatwa contre Rushdie n’a jamais été levée.

En 1998, le gouvernement iranien, sous les pressions de Washington, a déclaré ne plus la soutenir et a renoncé à la faire appliquer. En revanche, le décret, qui serait soutenu par une fondation religieuse iranienne, selon le New York Times, est toujours en vigueur.

On n’en savait pas davantage sur les motivations de l’assaillant de Salman Rushdie vendredi. Il s’agit, à n’en point douter, d’une attaque non seulement contre un homme et contre un écrivain, mais aussi contre l’art et contre la liberté d’expression, qu’on ne saurait tolérer.

« Un livre est le produit d’un pacte avec le Diable qui inverse le contrat faustien, écrit Salman Rushdie dans Les versets sataniques. Le DFaust sacrifia l’éternité pour deux douzaines d’années de pouvoir ; l’écrivain accepte la ruine de sa vie, et gagne (seulement s’il a de la chance) peut-être pas l’éternité, mais, au moins, la postérité. Dans les deux cas, c’est le Diable qui gagne. »

En espérant de tout cœur que, cette fois-ci, ce soit l’écrivain qui gagne. Un écrivain survit toujours, même à une maladie incurable.