« Il y a une usure inéluctable du passé si celui-ci n’est pas sans cesse rajeuni », écrit Pierre Nepveu dans Géographies du pays proche, lumineux essai en forme de lettre d’amour à un Québec ouvert et d’éloge à cette irremplaçable « école du regard » qu’est la littérature.

En tant que poète, en tant qu’universitaire, en tant que biographe de Gaston Miron, Pierre Nepveu n’a eu, tout au long de son œuvre, qu’un grand sujet : le Québec. Mais comment définir cette importante relation le liant à sa nation et à son peuple ?

« Mon amour du Québec n’est pas nationaliste si l’on entend par là que je placerais la nation au-dessus de tout, que je serais incapable de reconnaître ses tares, au passé comme au présent, ou encore que je serais obsédé par sa différence, sa distinction, sa spécificité », écrit-il dans le liminaire de Géographies du pays proche, tout en s’empressant d’ajouter que le Québec demeure à ses yeux un « cas unique », compte tenu notamment de sa situation linguistique. Un cas unique appelant un « souci constant ».

En puisant dans son propre parcours – « Il m’est apparu important de lier les idées à des moments de ma vie, de montrer que les idées ont une genèse », explique-t-il –, l’écrivain, qui se décrit comme un « cosmopolite enraciné », dépeint donc à la fois le Québec qui habite son cœur et celui qui, sous ses yeux, ne change pas toujours en s’améliorant.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

L’écrivain Pierre Nepveu

Livre fort du souffle d’un poète qui embrasse large, cet essai se transforme ainsi de chapitre en chapitre en une célébration de la beauté salutaire du territoire, en une réflexion inquiète sur ce que le Québec a sacrifié en liquidant sans distinction son héritage catholique, en une petite histoire de la traduction littéraire au Québec ainsi qu’en un plaidoyer en faveur d’une conception de l’identité québécoise qui placerait en son cœur sa littérature.

Mais c’est aussi par inquiétude que Pierre Nepveu a souhaité cartographier le Québec tel qu’il l’envisage. Un Québec qui considérerait réellement la richesse de l’apport de tous ceux et celles que l’on appelle minorités, confie en entrevue l’auteur de 75 ans, las qu’on l’accuse de jouer le jeu du multiculturalisme canadien, voire qu’on le traite de woke, parce que sa vision du Québec est « ouverte, pluraliste, inclusive ».

Mon inquiétude tient au débat public actuel : je trouve qu’on est passé d’un nationalisme progressiste, celui des années 1960, à un nationalisme qu’on peut qualifier d’identitaire et qui me gêne. La question qui est derrière ça, c’est la question du pluralisme et ce qui est embêtant, ce sont les nationalistes qui voient à tout prix la nation comme quelque chose d’unitaire.

Pierre Nepveu

Une éthique du prochain

La force de l’essai de Pierre Nepveu tient cependant moins à son commentaire sur notre ici-maintenant qu’à la singularité de la trajectoire qu’il raconte. Né en 1946 dans la Petite-Patrie au cœur d’une famille canadienne-française typique de la classe moyenne, le poète emprunte rapidement une trajectoire différente de celle des autres intellectuels de sa cohorte.

Exemple parmi plusieurs : dans la vingtaine, alors que ses camarades s’envolent nombreux vers la mère-patrie, Pierre Nepveu préfère accepter un contrat à l’Université McMaster de Hamilton, où il se découvrira une passion pour le reggae (!). Il codirige dans les années 1970 la revue de traduction littéraire Ellipse, à une époque où la traduction d’œuvres anglo-canadiennes vers le français, et d’œuvres franco-québécoises vers l’anglais, n’intéresse personne ou presque.

La quête identitaire du Canada français aura certes coïncidé avec celle de l’adolescent qu’il fut, mais le regard de Pierre Nepveu sur sa société et sur la littérature aura été celui d’un penseur soucieux de ce qui se situe dans la périphérie de son champ de vision. Et s’il a embrassé avec enthousiasme les combats de la majorité francophone pour l’émancipation, c’est toujours avec cette conscience que toute majorité devrait prendre garde à ceux et celles qu’elle risque d’abandonner dans son angle mort.

C’est dans ce même esprit, en apportant ses nuances à certains mythes collectifs, qu’il regrette que « beaucoup de gens de sa génération » partagent une vision à ce point férocement antireligieuse de notre existence en commun, qu’elle bannit presque toute possibilité de vie spirituelle.

Je ne suis pas religieux, mais je suis obligé de constater qu’il y a une expérience spirituelle qui a accompagné la religion catholique, qui est souvent sous-estimée. Le rejet du catholicisme devient une manière de discréditer tout ce qu’il y avait là-dedans d’expérience du sens. Pour moi, il y a là un appauvrissement. Il y avait dans notre catholicisme une éthique du prochain, qui est maintenant complètement évacuée, au nom d’une conception que je trouve restrictive de la laïcité.

Pierre Nepveu

Une culture de l’attention

Il reste toujours cependant, pour qui souhaite s’extraire à lui-même, la littérature et la poésie. « La littérature est une attention, une écoute à ce qui est au dehors de nous, à ce qu’il y a de plus proche », dit celui qui signait en 2019 L’espace caressé par ta voix, un bouleversant recueil sur le deuil de l’être aimé.

Mais quand je parle de proximité, je ne parle pas de la banalité prosaïque du quotidien, mais de quelque chose qui serait comme un appel à un dépassement. Je pense que le monde proche est porteur de transcendance.

Pierre Nepveu

Sans soumettre la littérature à « des leçons de bienveillance et d’altruisme », Pierre Nepveu parle de la poésie comme d’une école du regard, en citant un livre marquant de la poète américaine Denise Levertov, The Poet in the World (1973). « Elle enseignait à ses étudiants à regarder ce qu’il y a autour d’eux, elle nourrissait en eux une culture de l’attention. Ce qui est proche ne se donne pas nécessairement à voir : on est souvent distrait. La poésie pour moi est importante, parce qu’elle nous permet de découvrir cette proximité-là. »

Dans un chapitre articulé autour d’une promenade dans les sentiers du mont Saint-Hilaire, le long du lac Hertel, Pierre Nepveu se rappelle un poème d’Emily Dickinson, qui assimile le décor hivernal à des « mélodies de cathédrale ». « C’est ça, l’enchantement de la proximité : c’est de sentir que le lieu où on se trouve peut toujours nous transporter au-delà. »

Géographies du pays proche

Géographies du pays proche

Boréal

256 pages