Malgré la richesse de notre poésie, Denise Desautels devenait récemment la deuxième Québécoise – seulement ! – à faire son entrée dans la prestigieuse collection Poésie de Gallimard, après Gaston Miron en 1999. Elle rejoignait ainsi Rimbaud, Baudelaire, Dante, Shakespeare et Dickinson. Rencontre avec une grande vivante, pour qui « l’art propose une utopie sans espoir d’éternité ».

Longtemps, Denise Desautels a été sage. Trop sage. « J’ai mis un moment à devenir une rebelle », confie-t-elle, toute de noir vêtue, mais le regard toujours étincelant, dans le chaleureux salon-bibliothèque de son domicile montréalais. « J’ai mis du temps à vouloir affronter les monstres qui m’habitaient, à faire éclater cette bombe qui était en moi. Je faisais même attention à ce que je lisais, parce que je pressentais que les livres pouvaient me mettre face à ce que je ne voulais pas voir. J’avais l’impression que si j’allais de ce côté-là, il faudrait que j’ouvre tout. »

Née sur le Plateau Mont-Royal durant cette période de l’histoire québécoise que l’on appelle la Grande Noirceur, la poète perd son père alors qu’elle n’a que 5 ans, une blessure originelle qu’elle fouillait en 1998 dans le récit Ce fauve, le Bonheur, et qui demeurera comme un nuage au-dessus de toute son œuvre. Une blessure provoquée par l’absence, certes, mais surtout par ce sentiment de suffocation avec lequel elle devra vivre au cœur d’un foyer tenu par une mère dévote à l’extrême, qui déifiait le souvenir de son défunt mari. Denise Desautels est, au sortir de l’adolescence, une jeune femme qui obéit à ce que les autres espèrent d’elle, jamais à ce qui hurle à l’intérieur.

Un mariage lui permet d’abord d’enfin respirer, un peu, mais c’est sa rencontre avec la poésie québécoise, au moment où elle effectue un retour aux études afin de faire une maîtrise – notamment la poésie de Nicole Brossard, Madeleine Gagnon et France Théoret – qui la fait basculer pour de bon du côté de sa liberté. Si le mot « accompagnement » revient aussi souvent dans son œuvre de plus d’une trentaine de livres, c’est que plusieurs d’entre eux tissent un dialogue avec le travail de celles qui lui ont pointé le chemin de son émancipation.

Ce sont les autres qui m’ont donné l’audace que je n’ai pas eue. Il fallait que quelqu’un me dise : “Vas-y, pousse, pousse.” Et c’est encore aujourd’hui ce que j’attends des œuvres d’art : qu’elles viennent créer de petits déclics en dedans, ouvrir des brèches.

Denise Desautels

Grande lucidité

« Car les secrets, souvent sournois et inavouables, ont besoin de lumière, c’est-à-dire de pensée, de langage et de voix, pour ne pas s’envenimer », écrit Denise Desautels dans la présentation de son recueil L’angle noir de la joie (2011), désormais réuni avec D’où surgit parfois un bras d’horizon (2017) dans la collection Poésie de Gallimard, qui accueille depuis 1966 des œuvres majeures de partout sur la planète.

Joint par téléphone, le directeur de la collection de poche, Jean-Pierre Siméon, explique qu’il lui importait d’admettre au sein de ce panthéon non seulement une figure issue de la poésie québécoise, mais aussi une figure féminine vivante, « pour marquer la vivacité de la poésie québécoise actuelle et parce que la poésie québécoise est magnifiquement animée, depuis des décennies, par l’écriture féminine ».

Et pourquoi Denise Desautels ? « Parce qu’elle est incontestable. Parce que j’estime son écriture très forte, très originale, très constante. Sa langue est immédiatement reconnaissable, et c’est pour moi la marque d’une poésie qui compte. Il y a une exigence dans son écriture, un univers très humain et, en même temps, d’une grande rigueur, d’une grande lucidité. »

Tête meurtrie

Sculptée dans une langue pleine de convulsions, de respirations contraintes, de murmures et de hurlements, l’écriture de Denise Desautels ne peut être qualifiée d’écriture de l’intime, comme ce fut le cas de bien des œuvres féminines ayant émergé dans les années 1980, que si l’on s’empresse d’ajouter que cette matière personnelle qu’elle pétrit devient souvent la métaphore des douleurs et tourments de l’époque.

L’écrivaine, aujourd’hui âgée de 77 ans, se souvient du trouble qu’avaient fait monter en elle les autoportraits de Van Gogh, vus au tournant des années 1950 et 1960, dans une exposition au Musée des beaux-arts. Elle avait environ 15 ans. « Cette défiguration de soi-même, cette douleur incarnée dans les autoportraits m’avait fait sentir que quelque chose en moi pouvait s’ouvrir. » Son œuvre ne tiendrait donc de l’autobiographie, ou de l’autoportrait, qu’au sens où les violentes secousses de son monde intérieur sont aussi celles du monde extérieur.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Denise Desautels

Le point de départ de mon écriture, c’est ma tête meurtrie. Mais, rapidement, je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule à avoir une tête meurtrie. Le monde est une grande tête meurtrie. Cette blessure en moi, je ne peux pas la nier, mais c’est cette blessure qui me permet de mieux comprendre les autres blessures.

Denise Desautels

Ni tout à fait noir ni tout à fait blanc

« On le voit : cet univers poétique n’est ni parfaitement noir ni parfaitement blanc, mais se dessine en demi-teintes », souligne la grande amie de Denise Desautels Louise Dupré, dans la préface de cette nouvelle édition de poche. « La poète ne cherche pas à résoudre les oppositions, mais elle les place côte à côte, les laisse s’affronter en montrant qu’il n’y a aucune résolution possible, aucune rédemption, malgré des îlots d’apaisement, de sérénité, de joie inquiète. »

Désespérée, donc, Denise Desautels ? Pas exactement. Si la joie ne peut chez elle qu’être teintée de mélancolie, la lumière que recèlent l’art, l’amitié et l’amour maintiennent son œuvre du côté de la vie. La simple existence de ses livres témoigne de cette lutte que continue de mener la poète face à tout ce qui donne envie d’abdiquer.

« [L]es arbres aujourd’hui n’existent quasiment plus », écrit-elle, mais ils existent encore, c’est sans doute là l’essentiel. « Peut-être écrit-on toujours ce qui nous manque le plus. J’aurais aimé être habitée, naturellement, par une sorte de puissance qu’on appellerait la joie. Mais je tente de faire éclater le noir, en me disant qu’au-delà du noir, il y a de petites éclaircies. Je m’accroche à cette idée que le geste d’écrire est un geste de grande vivante, qui permet d’ouvrir des espaces de renouveau. Si on s’y met, c’est qu’on se sent intérieurement habitée par un immense désir de vivre. »

L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit un bras d’horizon

L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit un bras d’horizon

Gallimard

304 pages