Des parcs, des écoles, des rues, des avenues, une autoroute, une statue, un trophée, le nom de Félix Leclerc résonne encore partout au Québec. Il marque le territoire comme il a marqué les esprits et les cœurs. Félix Leclerc et nous, recueil d’entretiens menés par Monique Giroux et Pierre Gince, entend perpétuer sa mémoire autrement : à travers les témoignages de gens qui, sauf exception, l’ont connu. Un portrait composite à hauteur d’homme.

« La mémoire, ça se cultive », dit Monique Giroux. Ce n’est pas parce que la plus prestigieuse récompense de la chanson québécoise porte le prénom de Félix Leclerc que son œuvre va continuer à lui survivre comme par magie. Il faut en parler, le faire entendre et rappeler le pas important qu’il a fait faire à la chanson francophone et raconter l’homme qu’il était, estime l’animatrice et conceptrice.

D’où Félix Leclerc et nous, recueil d’entretiens avec 40 personnes, pour la plupart issues du milieu artistique. « Le but était de le décrire à travers des gens qui l’ont côtoyé », résume-t-elle. Ainsi, au fil des pages, Félix est raconté par Gilles Vigneault, Françoise Canetti, Robert Charlebois, Diane Dufresne, Yves Duteil, Jean-Pierre Ferland, Louise Forestier, Nana Mouskouri, Stéphane Venne et bien d’autres encore, sans oublier ses trois enfants : Martin, Nathalie et Francis.

Le recueil fait le portrait d’un homme réservé, qui en impose par sa présence et sa voix, et d’un artiste connu pour ses chansons et ses contes, mais qui aurait aimé que ses pièces de théâtre soient reconnues. D’un solitaire qui disait volontiers à ses invités de se garer en plaçant le devant de la voiture face à la sortie… pour qu’ils puissent repartir plus vite !

« Cette anecdote décrit bien le personnage, croit Monique Giroux. Il est devenu connu malgré lui. »

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Monique Giroux

La notoriété n’est pas une chose qui l’intéressait. Il préférait mettre ses mains sur ses hanches et regarder les oiseaux, observer la couleur du fleuve, se demander s’il y aurait du sirop cette année…

Monique Giroux

Son métier ? Son art ? Son aura ? Il était conscient de son statut, mais n’en faisait pas grand cas. Son fils, le réalisateur Francis Leclerc, précise d’ailleurs que son père ne se vantait jamais d’avoir chanté devant 100 000 personnes. Ni d’avoir connu la gloire en France. Ni d’être un pilier de la culture québécoise. Il ne parlait pas de tout ça.

Ce n’est qu’au moment où il est entré au secondaire, en voyant le regard que les parents de ses camarades posaient sur son père, qu’il a pris conscience de sa célébrité. Sinon, pour lui, c’était un papa qui passait beaucoup de temps à la maison, jouait de la guitare et s’enfermait pour écrire dans une pièce toute proche de sa chambre d’enfant.

La grande histoire par la petite

L’un des intérêts du recueil tient à son caractère intime. La carrière de Félix est rappelée, bien sûr. Il est question de ses débuts aux Trois Baudets, à Paris, à l’invitation de Jacques Canetti, et de l’immense succès qu’il a connu en France durant les années 1950. Il est aussi question des honneurs qui lui ont été faits, de ses spectacles les plus marquants, de l’influence qu’il a eue sur Vigneault, Ferland et Charlebois, mais aussi sur Brassens, Brel ou Hugues Aufray. Ce livre n’est toutefois pas une hagiographie : l’aura et la marque laissée par Félix passent d’abord par les souvenirs, les anecdotes et le quotidien racontés par les interviewés.

Sur ce plan, Monique Giroux et Pierre Gince (à qui on doit des ouvrages semblables consacrés à Robert Bourassa et à René Lévesque) ont été fort habiles. Ils orchestrent les souvenirs des uns et des autres de manière à brosser un portrait général de l’homme : réservé en public, mais très drôle en privé, du genre à ne pas hésiter à enjoliver le vrai pour le rendre plus divertissant. Les auteurs ont aussi eu l’intelligence de laisser les petites contradictions s’accumuler : si l’une dit de Félix qu’il était un peu pingre, ils n’empêchent personne de le dire ensuite généreux. Et si l’un dit que le poète était excité de voir autant de gens sur les plaines d’Abraham pour le spectacle J’ai vu le loup, le renard, le lion, l’autre peut bien affirmer que Félix voulait plutôt se sauver ce soir-là…

Ces différences entre les récits montrent que les intervieweurs n’ont pas cherché à imposer une seule vérité, mais à composer un portrait vivant de Félix. Ce que le format du recueil, présenté sous la forme de questions et de réponses, contribue à dynamiser aussi.

Une œuvre fondatrice

On mesure peut-être mal de nos jours l’impact qu’il a eu dans les années 1950, croit Monique Giroux, et à quel point son œuvre est fondatrice d’une chanson francophone poétique et significative sur le plan culturel. Félix détonnait : lorsqu’il est débarqué en France, Tino Rossi et Luis Mariano étaient à leur apogée, alors qu’au Québec, il y avait le soldat Lebrun, Alys Robi et Monique Leyrac, « qui chantait encore des espagnolades ».

Il y a un avant et un après Félix. Même si son étoile a pâli durant les années 1960 et 1970, même si ceux qui lui ont emboîté le pas ont pris d’autres chemins.

Félix ne remplissait pas la salle Wilfrid-Pelletier trois soirs de suite, loin de là. Mais c’est lui que Ferland appelle Dieu le père.

Monique Giroux

Et c’est ce « père » que les artisans de L’Osstidcho ont senti le besoin de « tuer » symboliquement, malgré son héritage, dont ils se réclament encore.

L’animatrice et conceptrice souhaite que ce livre donne un élan à la mémoire de Félix et à son œuvre. Dans les écoles (« la chanson est une forme extrêmement ludique de fiction, de poésie et de philosophie » qu’on gagnerait à faire découvrir dès le plus jeune âge, estime-t-elle) et dans les chaumières. « Chacun d’entre nous a la responsabilité de contribuer à la survie de notre langue et de notre culture, dit-elle, en pensant d’abord à l’œuvre de Félix. Commençons chacun chez nous. »

Félix Leclerc et nous

Félix Leclerc et nous

Les Éditions de l’Homme

304 pages