Depuis quelques années, l’autrice Ottessa Moshfegh marque la littérature américaine de sa plume acerbe. Au fil de ses livres, ses histoires d’esseulés mettent en scène un marin homosexuel du XIXe siècle, une geôlière coincée avec un père alcoolique ou une jeune adulte orpheline qui décide de dormir pendant un an. Dans son dernier roman, il est question d’une veuve âgée qui vit dans le bois et qui souhaite élucider un meurtre. Nous lui avons parlé.

Q : La mort entre ses mains dépeint une héroïne encore plus solitaire que les protagonistes de vos autres romans.

J’ai écrit le brouillon il y a plusieurs années, avant Eileen [son premier roman, publié en 2015]. Je voulais un projet qui me tiendrait compagnie, pour lequel je n’aurais pas la pression d’envisager une publication. C’est un processus très différent, non planifié, une espèce de documentaire de l’écriture. Chaque jour, j’écrivais 1000 mots sans planifier ni regarder ce que j’avais écrit la veille. J’étais dans le présent et motivée par les pensées qui me venaient. Ça m’a permis de comprendre mon personnage et la façon dont son cerveau fonctionnait. Elle n’est pas désorganisée, mais vit dans le moment présent. Elle vit au rythme de ses rhumatismes. J’y suis retournée il y a deux ou trois ans et j’ai trouvé quelque chose de pur.

Q : Dans des entrevues, vous avez déjà fait un lien entre le sujet de votre dernier livre, la vieille veuve qui trouve une note à propos d’une femme assassinée, et la mort de deux proches, votre frère Darius et une mentore, en 2017.

C’est arrivé bien avant, ça n’a pas eu de lien sur mon écriture. Ça s’est passé entre le moment où j’ai terminé mon deuxième roman et sa publication. Je n’aurais pas pu écrire un autre livre après ce qui s’est passé. C’était trop douloureux. Cela dit, tout ce que j’ai écrit concerne des gens que j’ai perdus. C’est une préparation inconsciente. Je suis quelqu’un qui pense souvent à la mort.

Q : D’où vient cet intérêt pour la mort ?

Probablement du simple fait d’être vivante et de me demander ce qui va se passer. Pour chacun de nous, l’idée que notre esprit un jour n’existera plus est un concept impossible à envisager. Ça inspire toutes sortes de questions existentielles.

Q : Pourquoi l’isolement est-il si important dans votre œuvre ?

Je m’intéresse à des personnages qui en décousent avec leur propre esprit. Quand ils sont seuls, les personnages sont à leur plus honnête. Ils ne se donnent pas en spectacle à autrui, ils n’adaptent pas leur identité à la situation. La manière dont le comportement de quelqu’un change selon qu’il est seul ou avec telle ou telle personne est très révélatrice. Pour moi, la tension est entre l’intérieur et la façade publique d’une personne.

Q : Comme dans Eileen, l’héroïne de La mort entre ses mains est coincée dans une relation abusive.

Quand son mari meurt, elle se rend compte qu’elle était emprisonnée dans son mariage. Tout en sombrant dans la démence, elle explore son passé d’un nouveau point de vue. Les relations proches ont un potentiel négatif. Une tension entre les personnages crée le drame.

Q : Votre prochain roman, Lapvona, se passera dans l’Europe de l’Est médiévale. Y a-t-il un lien avec les origines croates de votre mère ?

C’est un village fictif qui est peut-être en Europe de l’Est. Au fil d’une année, on suit les vies des villageois et du noble qui gère le village. Ça évoque d’une certaine manière mon histoire ancestrale, mais il n’y a rien de biographique. J’ai voulu un monde qui ne nous serait pas familier, qui n’aurait aucun lien avec la politique américaine actuelle. Je voulais me détacher du lieu où je vis.

Q : Quels aspects de la politique américaine voulez-vous fuir ?

Nous avons vécu de longs confinements et nous trouvons à un moment politique terrifiant. On se prépare à une campagne électorale où tout pourrait s’écrouler.

Q : Vous préparez aussi un roman sur une Chinoise qui déménage à San Francisco. Y a-t-il un écho avec votre histoire personnelle, votre père juif iranien qui a dû fuir le régime de l’ayatollah Khomeini ?

C’est une fausse représentation. Je ne suis pas juive. J’ai aussi des ancêtres finnois, mais ça ne fait pas non plus partie de mon identité. Ma généalogie est croate et iranienne à 50-50, mais les gens aiment mettre l’accent sur la partie exotique, non blanche, de mon identité. Les médias s’intéressent plus à une romancière irano-américaine. Je suis une romancière américaine dont les parents viennent de deux pays différents.

La mort entre ses mains

La mort entre ses mains

Fayard

252 pages

8/10