La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

Il existe des essais qu’en refermant, on se demande : aurait-il été possible de faire mieux sur cette question ? Je me le demande encore, une semaine après avoir refermé Baldwin, Styron et moi de Mélikah Abdelmoumen.

Dans ma vie, à l’avenir, quand il sera question d’appropriation culturelle, de diversité et d’identité – mais aussi de littérature, d’amitié douce et de colère juste –, je penserai à ce livre. L’autrice présente un point de vue tellement nuancé, tellement loin des cloisonnements et des simplifications outrancières mille fois entendues dans divers silos de la pensée médiatique québécoise contemporaine sur ces questions, c’en est à la fois apaisant et jouissif.

La question de fond est la suivante, elle est historique et donc détachée des urgences de l’actualité et de son prisme souffrant de presbytie. Est-ce qu’à la fin des années 1960, un homme blanc, William Styron, avait le droit d’écrire un livre au « je » sur la condition d’un esclave noir, à la suite de l’incitation de son ami, James Baldwin, auteur noir au cœur de la lutte pour les droits civiques ? La réponse de l’autrice : oui, sans hésiter. La deuxième question, tout aussi importante et qui doit demeurer inséparable de la première : est-ce que 10 auteurs noirs, réunis dans un ouvrage collectif, avaient raison d’exprimer leur colère contre le livre de Styron, par la suite ? La réponse, tout aussi certaine dans l’esprit d’Abdelmoumen, quoique ça lui ait pris trois lectures de ces critiques pour s’en convaincre, est également oui.

Tout est question d’articulation des choses, des réponses, et des gens ; tout est question de ne pas vouloir tout régler avec une seule question.

Deux livres s’affrontent dans l’histoire de la littérature, donc. D’un côté, un ouvrage qui marche sur le fil entre l’appropriation et la rencontre, Les confessions de Nat Turner. De l’autre, un ouvrage de critique, qui marque la réception de ce genre d’œuvres depuis bien avant les crispations entourant le travail de Robert Lepage, William Styron’s Nat Turner : Ten Black Writers Respond.

James Baldwin insistera dans le débat qui a découlé du roman de son ami pour dire que les deux positions disaient vrai, sans pour autant défendre le relativisme. Il y a une différence à faire, en effet, entre le relativisme et une pensée articulée dans le temps. Styron voulait décloisonner, peut-être maladroitement, et à l’opposé, des lecteurs étaient en colère du fait que ça ait pris un homme blanc pour intéresser un large lectorat américain à cette question. Chose certaine, ces dix critiques, huit ans plus tard, seront servis, avec l’incontournable Roots d’Alex Haley paru en 1976. Mais en 1968, le débat devait avoir lieu.

J’ai posé la question sans détour à Abdelmoumen, jointe au téléphone au bureau de la revue Lettres québécoises, qu’elle dirige depuis quelque temps : est-ce que la démarche de Styron serait encore possible aujourd’hui ? Oui, m’a-t-elle répondu, non sans me surprendre : la littérature a justement pour rôle de nous mettre dans la peau de l’autre. Et si un tel livre paraissait, la réaction serait sûrement tout aussi virulente qu’à l’époque, mais ce qui a changé, c’est qu’elle serait davantage entendue, et cela représente un réel progrès. En effet, la réaction des dix hommes en colère a presque disparu de l’histoire de la littérature, et ce livre est aujourd’hui pratiquement introuvable. Souhaitons qu’il soit réédité, justement, pour la mémoire d’un débat.

Nous avons discuté de la question de la colère, l’autrice et moi. Quel est son rôle dans le débat public ? J’ai pensé à cet essai féministe collectif, paru en 2018 et qui m’avait fait l’effet d’un tonic, Libérer la colère, aux éditions Remue-ménage. Soit, il est impossible de débattre avec une personne qui souffle son fiel dans nos cheveux, mais dans le souvenir que nous avons de ce souffle, dans la trace que ça laisse, il y aura sans doute quelque chose de durable, dit-elle. Oui, la colère a parfois sa place, et la garder sous vitre toujours est certainement bien noble dans une certaine tradition de débat rationnel, mais la noblesse cache parfois très mal le privilège de ceux qui en tiennent les ficelles.

En refermant son livre, je n’ai pas du tout eu envie de lire William Styron, toutefois. J’ai eu la profonde envie de relire du James Baldwin, lui qui a instigué tout ça, et lui dont le portrait souriant orne la quatrième de couverture. J’ai repensé à ma lecture ensorcelée de La prochaine fois, le feu, dans un motel perdu près de l’Université Cornell où je faisais des recherches sur l’histoire du hip-hop. Je me suis même souvenu de la peinture couleur aqua des murs, du verre de whiskey sur ma table de chevet.

Lire Baldwin, pour Abdelmoumen comme pour moi, représente un moment où la Terre s’arrête de tourner, un moment ressemblant à une chute de tours jumelles de la pensée ; on sait où on était, et quand.

Baldwin possède ce sens de la tournure, comme un relief subtil de la colère qui gronde, mais qui n’explose pas à chaque instant, comme celle d’Abdelmoumen elle-même qui, au téléphone, défendait un humanisme certain. Le tout, en semblant aimer s’emporter contre les excès d’un balancier woke trop tendu d’un côté, qui n’en finit plus de cloisonner les luttes identitaires, au péril des luttes économiques rassembleuses, par exemple. Mais le balancier reviendra vers le centre, les dérives achèvent, croit-elle, et on ne peut qu’espérer qu’elle ait raison, tellement la gauche québécoise s’est isolée dans des chicanes de clocher au courant des dernières années.

Cet essai, peut-être est-ce le plus important, en est un sur l’amitié. Entre un homme blanc et un homme noir, il y a 50 ans, mais aussi entre une femme au nom arabe, née au Saguenay, tannée qu’on la prenne comme une représentante de quoi que ce soit, et la littérature, qui noue et dénoue à la fois nos impasses les plus profondes.

Baldwin, Styron et moi

Baldwin, Styron et moi

Mémoire d’encrier

192 pages