Ouvrez un livre de Carole David, au hasard, nous suggère le poète Benoît Jutras. « Et vous allez voir que ses textes sont toujours des énigmes qui donnent l’illusion d’être nus, mais en fait c’est une fausse simplicité. Ses textes sont denses comme une bière noire. »

Une analyse qui sied également à son plus récent recueil, Le programme double de la femme tuée, dans lequel Carole David, inspirée par un séjour en Italie, observe le triste cycle de la violence faite aux femmes se répéter, du XVIsiècle à nos jours. Sujet tragique s’il en est. « Mais chez Carole, précise la poète Chloé Savoie-Bernard, il y a toujours quelque chose qui survit, qui résiste à la mort. »

À 67 ans, Carole David compte aujourd’hui parmi les plus importantes poètes québécoises. Elle a remporté en 2020 le prix Athanase-David, l’ultime récompense en littérature québécoise, et a par le fait même rejoint des géants comme Hubert Aquin, Marie-Claire Blais, Michel Tremblay et Nicole Brossard.

« Je dis toujours que j’ai été initiée à la poésie de deux manières : à l’école et par la rue, dans les librairies sur Saint-Denis », raconte l’écrivaine en entrevue. Dans ses classes du cours classique, la jeune femme apprend le latin et la versification classique, lit Ovide. Mais à 16 ans, elle assiste à une partie de la Nuit de la poésie de 1970 – le couvre-feu imposé par sa mère lui permettant néanmoins d’être happée par plusieurs performances exaltantes, dont celle de Claude Gauvreau. Une autre vie apparaît soudainement possible.

Transfuge de classe

Fille d’une mère née de parents italiens dans la Petite Italie, et d’un père qui a tôt dû subvenir aux besoins de ses 11 frères et sœurs, Carole David grandit au sein de cette classe moyenne à laquelle accédaient enfin des gens ayant connu la misère. L’univers de sa jeunesse dans Rosemont, à la frontière de Saint-Léonard, avec en fond sonore la télé américaine, est celui d’un certain conformisme consumériste, un étouffement que son œuvre ne cessera de rejeter.

À un moment donné, j’ai appris qu’il y avait un autre monde, que pendant qu’on allait à Old Orchard, pendant qu’acheter je sais pas quoi, c’était le bout de la marde, il existait des beatniks, il existait Juliette Gréco.

Carole David

« [M]a vocation délétère/commence tôt le matin/je recueille les feux/mes mains éphélides sont lianes/je sors de la fresque/qu’on m’a assignée », écrit-elle dans Le programme double de la femme tuée, un des vers les plus autobiographiques de ce livre. C’est à la fresque de cette existence qui l’attendait que la littérature lui aura permis de s’arracher.

« Mon destin, ce n’était pas l’écriture. Je suis une vraie transfuge de classe. Pour ma mère, la plus belle job, c’était d’être engagée chez Bell Téléphone. La famille de ma mère a travaillé en usine, mon grand-père a été victime d’un accident de travail violent. Ce sont des traumas qui font que tu te dis : “Faites que je ne sois pas pognée ici !” J’étais motivée à sortir de là. »

Poétique du malheur ordinaire

À la fois limpide et lapidaire, la poésie de Carole David, qui a publié en 1986 son premier livre, Terroristes d’amour, fait la synthèse de plusieurs courants, empruntant à la contre-culture ses permissions, au formalisme son exigence, à la poésie américaine sa narrativité et à l’écriture des femmes sa révolte. Une hybridité qui explique sans doute au moins en partie pourquoi autant de jeunes poètes québécois, de tous les horizons, se réclament de son héritage.

Avec la contre-culture, il y avait tout d’un coup une poésie qui parlait de choses plus quotidiennes. On pouvait utiliser le mot “kraft” dans un poème, alors que selon une certaine idée de la poésie, il fallait demeurer dans le très abstrait. Soudainement, la poésie faisait référence à des choses que je connaissais, un peu dans le même esprit que le pop art.

Carole David

Le décor de ses livres est d’ailleurs souvent celui d’une vie nord-américaine en carton-pâte. « Cette poétique du malheur ordinaire, de la grande histoire mêlée aux petites, des diners, des tavernes, des filles poquées, c’est très groundé dans cet imaginaire de l’Est, c’est très matériel, mais Carole ne rend pas non plus hommage à ce réel cassé, souligne Benoît Jutras. Sa matière première est humble, mais elle est constamment transformée. Il y a tellement de dimensions qui font de cette œuvre-là quelque chose de presque sacré. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Carole David

Chloé Savoie-Bernard loue quant à elle l’espace qu’aménage Carole David au sein de ses propres textes pour la voix des autres. Elle évoque notamment Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles (2010), temps fort de cette œuvre d’empathie pour ceux et celles qu’oblitèrent les discours officiels.

« J’étais obsédée par comment elle se met en relation avec d’autres textes, d’autres écrivaines. J’aime cette idée d’une écriture qui est constamment accompagnée par plein d’autres femmes. C’est un livre hanté par tellement de présences. C’est peut-être pour ça que son œuvre est aussi importante : son écriture est travaillée par celle des autres, mais elle a en même temps tellement une voix personnelle et unique. »

Cette façon d’accompagner, et de se laisser accompagner, figure au nombre des élégances de Carole David, femme d’une extrême humilité, qui connaît comme peu d’autres poètes de sa génération la production littéraire actuelle et qui demeure près de cette jeunesse qu’elle a fréquentée pendant toute sa carrière de prof au cégep du Vieux Montréal.

Elle appartient désormais à l’institution littéraire, mais n’a jamais renoncé à son côté punk et se plaît encore à participer à des soirées de lecture underground. « Je continue à être ce que j’ai toujours été : ben fâchée, ben révoltée », dit-elle. Contre les inégalités sociales, la misogynie dite ordinaire, l’opulence des riches.

« Ce n’est pas pour rien que les jeunes l’aiment autant, résume Chloé Savoie-Bernard. Dans une soirée de lecture, Carole peut te raconter qu’à telle époque, il s’est passé ceci ici, mais elle reste surtout ouverte à ce qui pourrait se passer au présent. »

Le programme double de la femme tuée

Le programme double de la femme tuée

Les Herbes rouges

104 pages