« Dès le début, je dois vous dire, j’eus la sensation à chaque mot d’accoucher d’un miracle, le miracle qu’il y ait quelque chose au lieu de rien, même si les difficultés s’élevaient en gratte-ciel géants. » Est-ce bien Marcus, le narrateur d’Enlève la nuit, nouveau roman de Monique Proulx, qui parle ici de son rapport à l’écriture ? Ou bien est-ce Monique Proulx elle-même ?

De l’autre côté de la table, notre hôte sourit comme on acquiesce. Après la parution en 2017 de Ce qu’il reste de moi, tentaculaire roman choral enlaçant Montréal dans toute sa merveilleuse complexité, l’écrivaine a passé deux années entières à ne rien écrire du tout. C’était jusqu’à ce que se réimpose à elle ce personnage de Marcus, un juif hassidique qui rompt avec sa communauté et goûte enfin à tout ce que la métropole a d’horrible et de capiteux. Elle l’avait largué au beau milieu de la ville à la fin de ce précédent livre et souhaitait contempler à nouveau le monde à travers ses yeux éblouis.

« Il y a toujours un émerveillement d’avoir réussi à pondre quelques lignes qui semblent se dresser toutes seules », explique-t-elle au sujet de ce « douloureux processus de l’écriture ». « Même après toutes ces années, l’écriture est encore une traversée laborieuse de la réalité apparente. Il faut laisser derrière le langage de tous les jours pour entrer dans cette source souterraine où se tient l’univers de la littérature. Chaque fois, j’ai l’impression que c’est une plongée profonde. »

Écrire ne concerne cependant pas seulement le geste d’écrire, mais aussi, au quotidien, « une vision panoramique de la réalité, une vision plus bienveillante que d’habitude. Chaque jour des choses nous sont dévoilées que l’on choisit de ne pas voir et écrire nous aide à voir au-delà des apparences ».

Pour Marcus, à la joie purement extatique de ses premiers instants hors du joug de l’obédience aveugle, succédera « cette révélation que la liberté n’est pas quelque chose de facile, que la liberté veut dire d’embrasser tout ce qui est noir dans le monde ».

À la fois livreur de nourriture pour bobos et employé d’un refuge pour sans-abri, le jeune homme côtoiera les contraires de cette métropole où opulence et indigence se voisinent. Ce n’est pas d’hier que Monique Proulx pose un regard humain – au sens où elle leur rend toute leur humanité – sur les personnes en situation d’itinérance.

Les sans-abri sont pour moi comme des canaris dans une mine, ils nous montrent que l’air devient partout de plus en plus irrespirable, vicié. Ce sont des révélateurs qu’on n’aime pas voir, mais des démunis, il faut en montrer dans nos livres, parce que c’est une réalité.

Monique Proulx

Lors de son arrivée à Montréal, il y a maintenant plus de 30 ans, Monique Proulx a vécu « l’émerveillement d’être dans ce foisonnement urbain. Je n’étais pas capable d’appréhender Montréal, cette ville tellement baroque. Je n’étais pas capable de saisir son âme ».

Elle y parviendra après 10 ans de travail dans Les aurores montréales (1996), parmi les plus perspicaces portraits de cette île que la littérature québécoise ait connus. Si Montréal est davantage suggérée que décrite dans Enlève la nuit, on y ressent pourtant parfaitement ces 1,8 million de solitudes qui chaque jour tentent de ne pas perdre de vue leurs rêves.

« Aujourd’hui, je suis moins dans l’émerveillement, même si j’aime toujours Montréal. Mais comme dans d’autres grandes villes, la désespérance est là. On sent une anxiété, sauf sur le mont Royal. Quand les gens se promènent sur la montagne, j’ai l’impression qu’ils prennent congé de la société. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Monique Proulx

Le meilleur de nous

Avec Enlève la nuit, Monique Proulx continue de fouiller une des grandes questions de son œuvre, celle de la transcendance : dans quelles circonstances les humains parviennent-ils à offrir le meilleur d’eux-mêmes ? Marcus constate à mesure qu’il se frotte au vrai monde que s’il veut être bon, faire œuvre utile, Dieu ne sera d’aucun secours, que les ressources nécessaires à s’élever se trouvent en lui.

« Avoir accès à sa propre transcendance, c’est faire l’expérience totale de sa liberté, c’est faire appel à ce qu’il y a de plus haut en nous. C’est s’apercevoir que la vie n’est pas aussi plate et anecdotique qu’elle semble l’être, qu’on n’est pas que la somme de nos petites pensées banales et idiotes, de nos paquets de préjugés, qu’il est possible de descendre de la roue du hamster dans laquelle on est tous. »

Descendre de cette roue, voilà ce que l’écriture permet à Monique Proulx depuis maintenant près de 40 ans. « Pour moi, la seule écriture valable est celle grâce à laquelle tu te connectes sur un territoire qui ne t’appartient même plus, grâce à laquelle tu te décolles de tes petites particularités personnelles, pour devenir une sorte de paratonnerre. »

Elle voit mal comment quiconque pourrait concevoir ce roman, dans lequel elle se glisse dans la peau d’un ex-juif hassidique, comme de l’appropriation culturelle. « Ce qui est compris dans l’univers de ma vie ne me semble pas du tout intéressant », laisse-t-elle tomber, bien qu’en ajoutant qu’« il y a aussi toutes sortes de façons de parler de soi », comme d’emprunter la voix de quelqu’un qui, a priori, ne nous ressemble en rien.

Il faut faire sienne l’expérience de l’autre, de l’intérieur, pour comprendre à quel point on se rejoint tous. On ne va pas m’enlever la possibilité d’être les autres, et que les autres soient moi. Je n’ai toujours fait que ça.

Monique Proulx

Écrivaine au rythme lent, Monique Proulx confie parfois souhaiter parvenir à accélérer la cadence, mais se réjouit néanmoins d’échapper à la « condamnation du livre rapide ». « C’est quoi, la hâte ? », demande-t-elle. « L’urgence, ce n’est pas de produire. L’urgence, c’est d’être au mieux de soi-même à chaque instant. »

Être au mieux de soi-même et ne pas ajouter à la somme d’œuvres qui se satisfont de divertir. « Je trouve qu’on est épouvantablement divertis, observe-t-elle. Avec mes livres, j’essaie d’emmener les lecteurs quelque part à l’intérieur d’eux, alors que ce que j’appelle le divertissement te fait oublier complètement tout ce que tu es, tout ce que tu pourrais être. Donnons donc un peu de nourriture à l’âme ! J’aimerais qu’en refermant un de mes livres, on ait l’intuition que la vie est fantastique quand elle est prise du bon côté. »

Enlève la nuit

Enlève la nuit

Boréal

352 pages