Avec Match, Lili Boisvert jette un éclairage cru sur la naissance d’une relation abusive et la façon dont elle s’insinue dans les interstices du quotidien, jusqu’à prendre toute la place.

Émilie, la narratrice de Match, est journaliste, féministe affirmée et n’a pas froid aux yeux. Elle raconte son ascension dans le monde des médias et son entrée dans la sphère publique, alors qu’elle anime une émission de radio et prépare un concept d’émission de télé avec sa collègue Audrey, deux projets ouvertement féministes.

Des prises de position qui ne sont pas le meilleur « branding » pour plaire aux hommes, convient le personnage. « J’étais bien consciente que mes choix professionnels auraient des conséquences sur ma vie personnelle, mais j’avais décidé que ça ne m’arrêterait pas. »

Le topo vous dit quelque chose ? Impossible, à la lecture de ce roman, de ne pas faire le lien entre Émilie et Lili Boisvert, qui s’est fait connaître en animant SEXplora et Les Brutes, avec Judith Lussier. Dans ce récit, le personnage raconte comment elle « matche » sur un site de rencontres avec Ludwig, un homme qui, sous ses airs charmants et attentionnés, cache un comportement abusif, contrôlant et manipulateur.

Autofiction ? « C’est délibéré de présenter cette histoire-là sous la forme d’un roman. Je ne désire pas préciser le pourcentage de réalité et de fiction. J’espère qu’en soi l’histoire est assez solide pour ne pas nécessiter de contexte. Ce que je peux dire, c’est que je connais ce sujet-là, celui d’une relation amoureuse qui vire mal », se contentera d’affirmer celle qui s’est largement retirée de la place publique et des réseaux sociaux depuis quelques années.

Une femme forte

Encore une fois, Lili Boisvert se pointe là où on ne l’attendait pas, elle qui avait surpris en publiant en 2020 le premier tome d’Anan, une trilogie fantastique. Ceux qui attendent l’ultime tome devront encore patienter un peu, car l’écriture de Match s’est imposée à elle.

« Je savais que mon éditeur attendait le tome 3 d’Anan, mais chronologiquement parlant, dans ma tête à moi, il fallait que Match arrive à ce moment », raconte-t-elle, assurant que la rédaction du tome final va bon train.

Cette histoire, explique-t-elle, a notamment pris racine dans une réflexion qui l’anime depuis plusieurs années autour de la femme forte. « Ça me motivait beaucoup pour écrire cette histoire-là. Comme le personnage d’Émilie et moi-même, c’est quelque chose que j’ai revendiqué beaucoup dans ma vie et qu’on m’a souvent accolé comme profil. Mais finalement, je pense que c’est une idée à double tranchant et qui peut facilement se revirer contre la femme dite forte. »

Être considérée comme une femme forte, ça met une cible sur ton dos et ça peut aussi venir chercher certaines personnes qui vont avoir le goût de te remettre à ta place, de te ramener à un idéal féminin plus classique.

Lili Boisvert, autrice

Mais tout comme pour le personnage d’Émilie, qui, toute femme forte qu’elle est, sera prise dans les filets d’une situation abusive dont elle aura du mal à s’extirper, Lili Boisvert a pu constater que le fait d’être une femme forte ne protège pas de tout. « J’ai moi-même été aveuglée par cette idée de femme forte, que je suis capable d’en prendre, que je maîtrise la situation. Mais je me suis rendu compte que ce n’est pas vrai du tout ; ce n’est pas parce que tu es capable d’étiqueter un comportement que ça ne t’affecte pas. »

Il y a une dimension ironique à Match, ajoute celle qui travaille désormais comme directrice adjointe de l’information pour le journal Métro. « C’est un personnage qui se voit tellement fort, mais qui décidera à un moment de sa vie de se protéger. Et c’est à cet instant précis qu’elle va rencontrer l’homme qui va l’achever, qui va la rendre docile, soumise et pitoyable. »

La genèse de l’abus

Avec Match, Lili Boisvert jette un éclairage cru et non complaisant sur un type de relation abusive qui passe souvent sous le radar, car elle ne se termine pas nécessairement dans un bain de sang ou par un récit héroïque où la femme se sort courageusement des griffes d’un homme violent.

« Je voulais montrer une genèse de relation abusive. Souvent, on voit quand c’est rendu très clair et net que la femme se fait abuser, mais on voit rarement la progression. Je voulais décortiquer ce qui se passe dans le cerveau de quelqu’un qui tombe dans une situation abusive. Il y a une gamme d’autres histoires qui sont plus floues, plus grises… Ces histoires-là sont légitimes aussi. »

L’abus, remarque l’autrice, s’installe souvent de façon pernicieuse, dans les détails et aussi dans la confusion que les personnes toxiques installent chez l’autre. Un contexte qui, croit-elle, est favorisé par la culture actuelle du dating.

Le dating est très ouvert, très libéré aujourd’hui. Ça crée, selon moi, beaucoup de glissements possibles et donne la place pour que des dynamiques de pouvoir abusives et inégalitaires se développent.

Lili Boisvert, autrice

Ainsi, dans un match de plus en plus funeste où Émilie et Ludwig se renvoient la balle, la narratrice devient peu à peu convaincue que c’est un peu elle, le problème, qu’elle doit se « calmer », abaisser ses attentes. Son amoureux est fragile, souffre d’un syndrome d’abandon qui le pousse à agir ainsi ; il est faible et elle est forte. Peu à peu, elle accepte de perdre, de se soumettre à ses multiples demandes, à sa conception rigide du sexe, endure ses commentaires méprisants, ses insultes, ses crises, ses changements d’humeur soudains.

« Parfois, les gens utilisent leur vulnérabilité comme une arme, remarque-t-elle. On excuse beaucoup de comportements toxiques à cause de cela, mais finalement, ce sont des jeux de pouvoir, des façons d’asseoir son autorité, de manipuler une autre personne. »

Au bout du compte, ce dont Lili Boisvert fait la démonstration dans ce récit court et percutant, c’est que nul n’est à l’abri, les femmes fortes pas plus que les autres. « Avant, je pensais qu’il y avait certaines personnes à qui ça ne pourrait jamais arriver. Maintenant, je ne crois plus du tout à ça. Les études le montrent : le seul facteur de risque réel pour être dans une situation abusive, c’est d’être une femme. »

En librairie le 16 mars

Match

Match

VLB éditeur

192 pages