Elle est journaliste, recherchiste, critique et directrice littéraire pour la collection Quai no 5 chez XYZ. Mais Elsa Pépin est aussi une autrice à la plume agile, poétique et incisive. Elle en fait une fois de plus la démonstration avec son deuxième roman, Le fil du vivant.

Depuis des mois, le soleil ne brille plus à Montréal. La pluie tombe, incessante, submergeant la ville, inondant une à une ses maisons, ses rues, ses quartiers. « Montréal-Atlantide. Je me surprends même à souhaiter m’y noyer. Suivre le ressac de ce débordement sauvage, épouser son mouvement, embrasser son ballet anarchique », songe la narratrice du roman, Iona, en observant le déluge.

Mais Nils, son conjoint et père de ses deux enfants, est loin de voir les choses ainsi. Méthodique et obsédé, il prépare malgré les réticences d’Iona leur plan de survie, leur fuite vers les Cantons-de-l’Est, dans le manoir appartenant à sa famille, à l’abri de la crue des eaux et, surtout, des autres, qu’il voit comme une menace.

Se dissoudre

Au-delà de cette catastrophe aux airs de fin du monde qui se joue en trame de fond de ce deuxième roman d’Elsa Pépin, Le fil du vivant s’intéresse aux cages dans lesquelles nous nous enfermons ou desquelles nous brûlons de nous libérer, à nos fêlures et aspérités, et aux états extrêmes dans lesquels on se perd et on se noie, mais qui offrent aussi l’occasion de renaître et de se réinventer.

Qu’ont la maternité et les paradis artificiels en commun ? On les imagine d’abord aux antipodes. Mais dans cet état de surmenage causé par l’arrivée de son fils alors que son aînée était encore en couche, Elsa Pépin a expérimenté une « aliénation au sens propre du terme, qui est de sortir de soi », qui l’a ramenée à des souvenirs de fête, d’excès, d’états seconds vécus dans sa jeunesse.

C’est vraiment parti d’une intuition. J’avais l’impression que j’étais en train de me dissoudre. Je me suis mise à travailler sur deux textes en parallèle ; sur l’expérience extrême physique d’être une jeune maman, puis sur cette pulsion de fête dionysiaque, ce rituel-là de perte de contrôle, de dissolution. Et finalement, c’est devenu un livre.

Elsa Pépin, autrice, rencontrée dans un café du Plateau Mont-Royal

Cet horizon de crise sociale et environnementale que vivent les personnages sert de caisse de résonance à ces motifs que l’autrice ausculte avec une écriture finement travaillée, très près du corps, de ses mouvements et de ses sensations. Car la maternité, la prise de drogues, la survie dans un contexte de crise sont tous des états extrêmes, « des expériences de fin, de perte, de recommencement ». Et de la destruction, observe Elsa Pépin, survient la renaissance.

Au fil des pages, le personnage d’Iona navigue entre son présent, prisonnière « aspirée dans un vortex où le jour et la nuit s’intervertissent, les heures s’écoulent et se confondent en un magma glissant », et ses souvenirs de « nuits incandescentes » où ses amis, son amant Vas et elle se prosternaient à l’autel de Dionysos, prisonniers eux aussi de leur quête jamais assouvie.

Coke, ecstasy, champignons magiques ; pour décrire les expériences que vit l’héroïne, cette grande lectrice s’est plongée notamment dans des écrits sur les rituels dionysiaques, où l’identité doit s’effacer pour que l’esprit accède à d’autres réalités.

« Je trouvais ça intéressant de trouver l’écriture pour décrire un trip de drogue. On l’a beaucoup vu chez des hommes dans la littérature, la Beat Generation, par exemple, mais peu d’écrivains femmes ont décrit ce que c’est de vivre ce moment-là. »

Après nous, le déluge

Succédant au recueil de nouvelles Quand j’étais l’Amérique, au roman Les sanguines et au recueil Dans le ventre, histoires d’accouchement, qu’elle a dirigé, Le fil du vivant a été rédigé sur une période de cinq ans, et plus intensivement durant les deux dernières années pandémiques.

En écho à cette réalité, le roman observe la façon donc chacun réagit lorsqu’il est confronté à une crise.

On l’a vécu beaucoup dernièrement, on voit que les gens n’ont pas tous la même réaction [face à une crise]. Je trouve ça intéressant de voir ce que ça dit sur nous ; comment certains se referment sur eux, alors que d’autres s’ouvrent, cherchent plus de compassion, d’empathie.

Elsa Pépin, autrice

L’autrice a donc imaginé deux personnages centraux opposés ; celui d’Iona, une ancienne danseuse qui a cette « porosité au monde et qui a appris à être dans un état de chaos », et Nils, un cartographe, homme rigide qui a peur de l’avenir et qui veut, coûte que coûte, que les choses demeurent comme elles sont.

« Je suis retournée dans des textes de Nietzsche sur la naissance de la tragédie, où il oppose le dionysiaque et l’apollinien. Ça a vraiment inspiré les personnages ; Iona est dans la pulsion dionysiaque, sauvage, et Nils, lui, il est très Apollon, il faut que les choses soient visibles. »

Autour d’eux gravitent différents personnages ; Sophia, la sœur de Nils, vile et égoïste derrière ses manières doucereuses ; Manu, son amie de toujours, et son fils Milan, drogué et rebelle, dans lequel Iona retrouve une part d’elle-même ; Joséphine et Arthur, petits êtres pour qui il n’existe pas d’avant, mais seulement le maintenant, et qui font écho à cette nature transfigurée par le débordement des eaux et l’absence de soleil, qui se métamorphose sans s’émouvoir pour s’adapter à la nouvelle réalité.

La situation pandémique actuelle trouve écho dans ce roman intimiste qui offre aussi sa part de suspense, où Elsa Pépin dit avoir voulu creuser certaines de ses obsessions. « Il y a cette question qui se pose en ce moment : est-ce qu’on veut revenir au monde d’avant, ou imaginer autre chose, embrasser le mouvement de ce qui est en train de muter ? Il faut peut-être accepter qu’il y a des choses qui seront perdues à jamais. »

Le fil du vivant

Le fil du vivant

Alto

230 pages