Dans La décision, Karine Tuil nous plonge dans la tête et le quotidien d’une juge antiterroriste.

(Paris) Karine Tuil ne reçoit habituellement pas chez elle. Elle admet être jalouse de sa vie privée et demande qu’on ne donne pas trop de détails sur son appartement, situé en bord de Seine au cœur de Paris.

Si elle accepte de faire l’entrevue chez elle, c’est parce qu’elle aime bien Montréal, où elle a de la famille, et que, finalement, c’était peut-être plus simple et plus sympathique comme ça.

On la rencontre pour parler de La décision, son 12e roman, très attendu, après le succès monstre des Choses humaines, vendu à plus de 360 000 exemplaires et couronné du prix Interallié et du Goncourt des lycéens il y a deux ans, avant d’être adapté au cinéma par Yvan Attal.

Encore trop tôt pour dire si ce nouveau livre deviendra à son tour un succès de librairie. Mais il explore, en tout cas, le même univers, c’est-à-dire celui de la justice, avec toutes les questions fondamentales que cela implique.

Alma Revel est une juge d’instruction antiterroriste qui doit décider du sort d’un jeune homme soupçonné d’avoir rejoint le groupe État islamique. Va-t-elle le laisser derrière les barreaux ou le libérer au risque qu’il commette un attentat ? Est-il repenti, comme il le prétend, ou pense-t-il encore au djihad ? Quelles conséquences aura la « décision » finale d’Alma sur la sécurité du pays ?

C’est tout le dilemme auquel fait face la magistrate, qui doit par ailleurs gérer son mariage qui prend l’eau avec un écrivain has-been, tandis qu’elle entretient une relation secrète avec l’avocat du prévenu.

Désir de comprendre

Comme pour la plupart de ses livres, Karine Tuil a écrit sur ce sujet parce qu’elle avait « besoin de comprendre ».

À l’instar de beaucoup de gens de sa génération, elle a été marquée par les attentats du 11 septembre 2001, du 13 novembre 2015 et de mars 2012 à Toulouse, qui lui ont laissé « un grand sentiment d’angoisse ». Ces « pulsions de mort » l’obsèdent, l’interrogent sur « le dysfonctionnement de notre société ». Mais contrairement à L’invention de nos vies (2013) où elle parlait du parcours d’un djihadiste, elle a choisi cette fois de s’intéresser au travail des juges antiterroristes chargés d’instruire les dossiers des accusés en amont des procès.

Pour mener le projet à terme, il lui a fallu pénétrer le monde secret de l’antiterrorisme. Au fil d’un long travail d’enquête quasi journalistique, Karine Tuil a rencontré des enquêteurs, des avocats et surtout des juges d’instruction qui lui ont parlé de leur travail, de leur réalité, de leur quotidien, de la mécanique judiciaire. Elle a également assisté à des procès importants, qui lui ont permis de mieux comprendre la complexité des rapports humains dans ce contexte précis.

Forcément, les questions de fond ont fini par s’imposer, et plus particulièrement celle de l’incertitude. Car si les juges savent trancher, ce sont aussi des êtres de chair et de sang, qui doutent, hésitent… et craignent parfois de prendre la mauvaise décision, à plus forte raison quand la sécurité du pays est en jeu.

Dans le cas d’Alma Revel, tout le problème est de savoir si Abdeljalil Kacim est récupérable en dépit de son passé, ou s’il constitue toujours une menace pour la société. Est-il sincère ? Est-ce qu’il pratique la dissimulation ? Est-ce qu’on a envie de lui donner une chance ? Quelles seront les conséquences de sa libération ? Le danger est-il plus grand de le garder en prison, où il pourrait retrouver la haine ?

En écrivant son roman au « je », Karine Tuil nous fait entrer dans la tête de la protagoniste et nous fait partager « ses dilemmes, ses conflits, ses angoisses », en lien avec le choix crucial qu’elle devra faire.

« En réalité, qu’est-ce qu’une bonne décision ? demande l’écrivaine. Celle qui est bonne pour sa conscience ? Pour la société ? Le métier de juge n’est certainement pas un métier de certitudes… Même s’ils ont un faisceau de preuves, des rapports d’expertise, même s’ils mènent des interrogatoires pendant des années avant qu’il y ait un procès et que leur décision est nourrie par des éléments objectifs, il y a souvent une part de doute. »

Un thriller judiciaire

On ne vous dira évidemment pas quel choix fera Alma Revel. En entrevue, l’écrivaine se contorsionne d’ailleurs à quelques reprises pour ne pas divulgâcher la fin du roman.

Ce qu’on peut dire en revanche, c’est que la La décision ne donne pas qu’un seul point de vue. Bien que dominé par les réflexions d’Alma, le récit est ponctué de nombreuses scènes d’interrogatoire avec l’inculpé, qui suggèrent un deuxième angle de lecture.

Livrées sous forme de dialogue, ces vignettes quasi cinématographiques permettent de reconstituer le parcours de Kacim et de mieux comprendre les incertitudes de la juge d’instruction… qui deviennent du même coup les nôtres.

Tout cela contribue au rythme du roman, qui se lit par moments comme un thriller judiciaire. Karine Tuil a le don de l’efficacité. Et l’on devine chez elle une facilité presque indécente pour l’écriture.

« Ah bon ? Vous croyez ? », dit-elle, surprise.

Sur ce point, l’auteure tient à rectifier. La décision est, au contraire le résultat de longs mois de souffrances.

Cette fluidité apparente a un prix très lourd. Je dis souvent que je suis sortie fracassée de ce livre.

Karine Tuil

« Le sujet, déjà. On ne passe pas des mois au contact de la noirceur, de la violence, de la barbarie et de la mort sans être soi-même, au bout d’un moment, moralement atteint. En plus, il faut savoir que j’ai écrit une bonne partie du livre pendant la période où on était confinés et cela a été une expérience très difficile. »

C’est ce qui explique que le livre contienne aussi des moments de vitalité très forte, avec cette passion amoureuse qu’Alma vit avec un avocat de la défense, sorte de contrepoint lumineux aux tiraillements qui dominent le récit.

« Finalement, c’était ma façon d’opposer la pulsion sexuelle, la pulsion amoureuse et la pulsion de vie à la pulsion de mort », souligne l’écrivaine.

Dans ce cas précis, la décision semble s’être imposée d’elle-même…

La décision

La décision

Gallimard

296 pages