L’œuvre d’Abdulrazak Gurnah était relativement inconnue des lecteurs francophones lorsque l’écrivain britannique s’est vu décerner le prix Nobel de littérature, l’automne dernier. Seuls trois de ses dix romans avaient été traduits en français il y a plus d’une décennie et demeuraient introuvables au moment où il a remporté la prestigieuse distinction.

On peut désormais découvrir deux de ces titres tout juste réédités dans la langue de Molière, des lectures nécessaires pour comprendre les crises migratoires actuelles et qui n’ont pas pris une ride malgré le temps passé : Paradis, publié à l’origine en 1994, et Près de la mer, paru en 2001.

À travers ses personnages, c’est l’histoire de son pays natal que raconte Abdulrazak Gurnah. Celle de cette région d’Afrique de l’Est qui est devenue la Tanzanie, dans les années 1960, de même que celle d’un peuple qui s’est éparpillé hors de ses frontières à la suite du chaos né dans les ruines de la colonisation.

Paradis remonte au tournant du XXe siècle. Cette terre où se mêlent à la fois des accents d’arabe, de kiswahili et d’anglais n’est pas encore entre les mains des Britanniques.

C’est dans ce mélange de cultures que grandit Yusuf. Il a 12 ans lorsqu’il est emmené loin de chez lui par un riche marchand à qui ses parents doivent de l’argent. L’adolescent travaillera dans la boutique de cet homme en compagnie d’un garçon plus âgé qui a connu le même sort. Plus ou moins abandonnés à eux-mêmes, sans pour autant être maltraités, ils partagent un quotidien dans l’ignorance de ce qu’il adviendra d’eux.

Arrive le jour où Yusuf doit accompagner son maître dans l’un de ses voyages à l’intérieur des terres. Ses yeux s’ouvrent alors sur un territoire convoité par les Arabes, les Indiens, les Allemands et les Britanniques, qui s’acharnent, chacun à leur manière, à exercer leur domination avant même que les rumeurs de guerres coloniales entre Européens ne deviennent réalité.

Au fil de ses rencontres, Yusuf découvre son pays et se questionne sur sa condition d’esclave, sur cette notion de liberté qu’il ne cherche même pas à regagner tant sa soumission est acquise, de sorte qu’il devient en quelque sorte le symbole du destin de sa patrie.

De la colonisation à l’exil

Près de la mer se lit dans un second temps comme la suite logique de Paradis. Le roman écrit des années plus tard fait écho à la propre vie de l’écrivain à travers le personnage de Latif Mahmud. Comme Abdulrazak Gurnah, celui-ci quitte son pays à l’âge de 18 ans, dans les années 1960, pour demander le statut de réfugié au Royaume-Uni, où il s’établit et devient professeur de littérature anglaise.

C’est là que 30 ans plus tard, sans jamais avoir remis les pieds dans son pays natal, Latif Mahmud finit par être rattrapé par le passé lorsqu’un homme qui a connu son père débarque en Angleterre.

Près de la mer est une fenêtre sur l’occupation britannique puis sur les années mouvementées qui ont entouré l’indépendance de la Tanzanie et qui ont mené à la fuite de nombreux ressortissants. En plus de braquer les projecteurs sur les meurtrissures laissées par le colonialisme, Abdulrazak Gurnah y explore les conflits identitaires qui rongent les exilés du monde entier.

« J’ai surmonté la terreur qui me gagne à chaque fois que je dois rencontrer quelqu’un du pays. Allait-il m’en faire la remarque, ou penser en son for intérieur que j’étais devenu tellement anglais, si différent, si étranger ? Comme si je ne pouvais qu’être ici ou là-bas, l’un ou l’autre, comme si l’éloignement était une chose si simple, comme si j’avais perdu mon identité et que je n’étais plus désormais qu’un traître, un semblant de moi-même, un pantin fabriqué de toutes pièces », fait-il dire à son personnage de Latif.

L’écrivain a d’ailleurs profité de la réception de son prix pour s’exprimer sur la question des réfugiés, appelant l’Europe à changer son regard sur les migrants qui arrivent d’Afrique. « Ils ne viennent pas les mains vides », avait-il affirmé.

Ces thématiques qui lui sont chères reviennent sous diverses formes dans tous ses romans et on ne peut qu’espérer pouvoir lire bientôt les traductions de ses plus récents titres, dont le dernier en date, Afterlives, paru en anglais en 2020, raconte la période de la colonisation allemande en Afrique de l’Est. Car, comme il l’écrit dans Près de la mer, « savoir ce qui est arrivé pour comprendre où nous en sommes, comment nous sommes devenus ce que nous sommes, et ce que nous révélons de nous, c’est important ».

Paradis

Paradis

Denoël

288 pages

Près de la mer

Près de la mer

Denoël

384 pages